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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

qui le plaignez et le blâmez peut-être, vous recommencez la même faute ; vous en traitez un à la légère aussi en vous disant : C’est bien différent ! et les conséquences, si vous n’y prenez garde bien vite, viendront trop tard et terribles aussi, pour peu que vous ayez un cœur. Et même quand elles sembleraient ne pas venir et quand on ne mourrait pas, n’est-ce donc rien que de faire souffrir ? N’est-ce rien, enfin, que de méconnaître et de perdre le bien inestimable d’être uniquement aimé ? Ainsi va le monde, illusion et sophisme, dans un cercle toujours recommençant de désirs, de fautes et d’amertumes.

Caliste eut du succès à Paris ; elle s’y trouva introduite au centre par le salon de Mme Necker. En cherchant bien, on trouverait des articles dans les journaux du temps[1]. Le Mercure d’avril 1786 en contient un tout à l’avantage du Mari sentimental, qui est de M. de Constant (un oncle de Benjamin), et à la suite duquel Mme de Charrière avait ajouté une ingénieuse contre-partie sous le titre de Lettres de mistriss Henley. Ce roman de M. de Constant est philosophique et très agréable : en voici l’idée. M. de Bompré, âgé d’environ quarante-cinq ans, retiré du service, habite en paix une terre dans le pays de Vaud ; mais il est allé à Orbe, à la noce d’un ami, et il se met à envier ce bonheur. Malgré son bon cheval, son chien fidèle, son excellent et vieux Antoine, il s’aperçoit qu’il est bien seul ; les soirées d’hiver commencent à lui paraître longues. Bref, étant un jour à Genève, il y rencontre, dans la famille d’un ami, une jeune personne honnête, instruite, charmante à voir, et il se marie : le voilà heureux. Mais sa femme a d’autres goûts, un caractère à elle, de la volonté. En arrivant à la terre de son mari, elle tient le bon Antoine à distance ; elle a lu les Jardins de l’abbé Delille, et elle bouleverse l’antique verger. Un portrait du père de M. de Bompré était dans le salon d’en bas, mauvaise peinture, mais ressemblante : il faut que le portrait se cache et monte d’un étage. La bonne monture que M. de Bompré avait sans doute ramenée de ses guerres, et qui lui avait plus d’une fois sauvé la vie, est vendue pour deux chevaux de carrosse ; et le pauvre chien Hector, qui vieillit, qui, un jour d’été, a couru trop inquiet après son maître absent, s’est trouvé tué, de peur de rage. M. de Bompré est malheureux. Cela même finit par une catastrophe, et, de piqûres en douleurs, il arrive au désespoir : il se tue. Le piquant, c’est que dans le temps, à Genève, on crut reconnaître

  1. Mlle de Meulan a écrit sur Caliste, mais bien plus tard, à propos d’une réimpression. (Publiciste du 3 octobre 1807.)