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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

ne l’a pourtant pas été assez tôt pour ne point s’en ressentir. Il n’a pas eu à lui tendre de piége ; l’innocente est venue comme d’elle-même, mais telle elle ne s’en est point retournée. Juliane va être mère : elle se l’avoue avec effroi ; autour d’elle, on peut s’en apercevoir à chaque heure. Que devenir ? Un jour, travaillant chez Mlle de La Prise qui a eu des bontés pour elle, et qui, la voyant pâle, triste et tremblante, l’a pressée de questions affectueuses, ce soir-là, avant de sortir, les sanglots éclatent : elle lui confesse tout ! Meyer, qui a rompu depuis des mois avec la pauvre enfant, ne sait rien. C’est Mlle de La Prise qui va le lui apprendre. Le lendemain, au bal, à l’assemblée, pâle elle-même, plus grave et avec un je ne sais quoi de solennel, elle arrive. Meyer en est frappé ; il pâlit aussi sans savoir ; il lui demande pourtant de danser. Mais il s’agit bien de cela. Ici une scène, à mon sens, admirable, profondément touchante et réelle et chaste, mais de ces scènes pour lesquelles ceux qui les ont goûtées avec pleurs craignent le grand jour et l’ordinaire indifférence[1]. Mlle de La Prise a donc à parler au long à Meyer, et elle le doit faire sans attirer l’attention : pour cela, elle ne trouve rien de mieux dans sa droiture que de prier le comte Max, le loyal ami de Meyer, de s’asseoir aussi près d’elle, et là, sur un banc, entre ces deux jeunes gens qui l’écoutent (scène chaste, précisément parce qu’ils sont deux), comme si elle n’avait causé que bal et plaisirs, parfois interrompue par quelque propos de femmes qui passent et repassent, y répondant avec sourire, puis reprenant avec les deux amis le fil plus serré de son récit, elle dit tout, et la faute, et que cette fille est grosse, et qu’elle ne sait que devenir, et le devoir et la pitié. Meyer, bouleversé, n’a que deux pensées et que deux mots : satisfaire à tout, et convaincre Mlle de La Prise qu’il n’y a pas eu séduction, et que tout ceci est antérieur à elle. La simplicité des paroles égale la situation. Meyer a demandé un moment pour se remettre du coup ; il sort de la salle, agitant en lui la douleur, la honte, et même, faut-il le dire ? l’ivresse confuse d’être père. Après un quart d’heure, il est rentré ; Mlle de La Prise et le comte Max ont repris avec lui leur place sur le banc :

« Eh ! bien, monsieur Meyer, que voulez-vous donc que je dise à la fille ? — Mademoiselle, lui ai-je répondu, promettez-lui, ou donnez-lui, faites-lui donner, veux-je dire, par quelque ancien domestique de confiance, votre nourrice, ou votre gouvernante, faites-lui donner, de grace, chaque mois, ou chaque se-
  1. Les Lettres Neuchâteloises ont été réimprimées en 1833 à Neuchâtel, chez Petitpierre et Prince, in-18 ; si l’on y prend goût, on peut de ce côté se les procurer. La réimpression pourtant, je le dois dire, n’en est pas toujours parfaitement exacte.