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quelque bonne maison du Japon ou de la Tartarie. Tous les hommes du globe sont en mouvement ; le frottement continuel efface toutes les nuances ; la communauté d’idées et d’intérêts s’établit et amène enfin le règne divin de la fraternité universelle !

Le tableau est à coup sûr fort séduisant. L’auteur paraît si convaincu, ses croyances sont si généreuses, que beaucoup de lecteurs le suivront avec un plaisir très réel dans cet avenir où son imagination s’élance, au risque même de s’y égarer avec lui. Mais il se pourrait faire que des esprits plus exigeans préférassent à ce magnifique ensemble de chemins de fer qui apparaît dans un vague lointain, quelques avis qui conduisissent à la reprise des travaux aujourd’hui entravés. Ils demanderont peut-être si ces innombrables actions industrielles, représentant la richesse du monde entier, ne deviendraient pas pour quelques-uns l’objet d’un dangereux agiotage ; si la concurrence collective ne succéderait pas à la concurrence individuelle, et si, par la concentration et l’équilibre des forces, on ferait autre chose que de substituer la guerre générale au duel particulier ? Au lieu d’opérer une répartition plus équitable de la fortune publique, ces machines qui remplacent des milliers de bras, ces armées de travailleurs qu’un homme riche peut faire sortir de son coffre-fort, ces chemins de fer qui permettent au grand fabricant de s’adresser sans intermédiaire au consommateur, ne préparent-ils pas le règne de quelque aristocratie de comptoir ? Il en serait ainsi, M. Pecqueur l’avoue, si on laissait prévaloir chez nous les théories anglo-américaines, « qui tendent à créer des ouvriers machines, à emplir les cités de prolétaires dénués, à engendrer et à perpétuer le paupérisme légal… si l’abandon des travaux d’utilité publique à de grandes compagnies exposait les nations au monopole du transport et des voies de communication, ou aux dîmes onéreuses des péages et des tarifs. » M. Pecqueur se rassure pour le compte de la France en songeant aux institutions civiles qu’elle a conquises et à la diffusion des lumières. Mais la garantie est-elle suffisante ? Selon nous, l’abolition des substitutions, du droit d’aînesse et de la main-morte, ne rend impossible que la résurrection de la féodalité ancienne, qui avait ses racines dans le sol : si l’avenir devait enfanter quelque nouvelle aristocratie, elle serait assurément de constitution différente, et tirerait sa principale force du capital mobile et de l’arsenal du crédit. Il est vrai encore que des populations instruites ne se laisseraient pas facilement maîtriser ; mais précisément cette résistance de leur part à un fait qui s’accomplirait fatalement perpétuerait dans la société les tiraillemens et le désordre. Il ne nous paraît donc pas démontré que la substitution de la vapeur aux forces vivantes, que la rapidité des communications doivent infailliblement ramener l’âge d’or. Cette révolution sera, comme toutes les autres, heureuse et féconde, à condition d’être contenue dans de sages limites par des guides clairvoyans. Au surplus, la sévérité toucherait au ridicule, si on reprochait à M. Pecqueur de n’avoir pas répondu par des solutions inattaquables à tous ces grands problèmes de l’avenir. Il lui reste assez d’autres élémens de succès. Son livre a du piquant dans la partie audacieusement