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ÉCONOMIE POLITIQUE.

cune des parties, et dans lequel souvent l’emprunteur, riche de son industrie, peut faire la loi à celui qui prête. Tous les législateurs qui ont vu dans le travail une garantie d’ordre et de bien-être, ont favorisé la transmission intéressée des capitaux. Dès la plus haute antiquité, les conditions du prêt furent réglées dans l’Inde ; le code de Solon, qui devint celui des républiques commerçantes de l’Asie mineure et de la Grèce italique, autorisait le placement et paraissait avouer, par son silence, l’inutilité d’un taux légal. À Rome, malgré le frein de la loi, les variations du prix de l’argent étaient brusques et violentes, comme la politique du peuple lui-même. Le crédit, tel que nous le concevons, basé sur l’égalité entre les contractans, et ayant pour caution l’utilité générale, n’était donc pas possible dans un temps où chaque cité comptait plusieurs castes, où le droit des gens n’existait pas entre les cités. Au lieu du crédit régnait l’usure, cruelle, insatiable, insultante. De là, le mépris des anciens sages pour tous ceux qui vendent l’argent, et la condamnation formulée en cinq mots dans l’Évangile[1], et les fulminantes paroles des pères de l’église.

M. Nolhac entreprend de démontrer néanmoins que dans les premiers âges du christianisme, le placement à des conditions honnêtes n’était pas défendu. Il cite, d’après un moine qui écrivait en 1230, l’exemple d’une sainte qui, avant de se consacrer à la vie religieuse, plaça à intérêt tout l’argent qu’elle avait recueilli par succession, ce qui, ajoute le pieux biographe, pouvait se faire alors sans péché ou n’était du moins qu’un péché véniel. L’auteur aurait pu emprunter un second exemple à Grégoire de Tours[2]. Désidérat, évêque de Verdun, supplie Théodebert de prêter avec intérêt, aux négocians de sa ville, une somme qui leur permettra de payer au fisc leur abonnement annuel, et de continuer leur commerce. Quelle est donc l’origine de l’opinion qui proscrit aujourd’hui les transactions semblables ? M. Nolhac la fait remonter à cette époque du moyen-âge, où les scolastiques, en appropriant à la théologie les formes d’argumentation consacrées par Aristote, se pénétrèrent à leur insu de beaucoup de principes péripatéticiens. Aristote avait dit que l’argent est improductif de sa nature, et n’a de valeur que par son usage. Il est assez curieux de voir comment saint Thomas d’Aquin, le docteur angélique, a donné force de loi à l’axiome du philosophe païen : — « Il y a des choses, dit-il, dont la destination est d’être consommées, comme le vin et le blé. Or, si quelqu’un voulait vendre à la fois et le vin et la consommation du vin, il vendrait deux fois la même chose, ou vendrait ce qui n’existe pas, ce qui serait évidemment pécher contre la justice. De même il ne serait pas juste, quand on a prêté du vin ou du blé, de demander deux indemnités, d’abord la restitution de la chose, et ensuite un prix pour la consommation de cette même chose. De même la monnaie, comme a dit le philosophe (c’est-à-dire Aristote), a été inventée comme moyen d’échange, et son usage propre est la consommation, ou si l’on veut, la circulation : en conséquence,

  1. Mutuum date, nihil inde sperantes — Saint Luc, chap. VI, vers. 32
  2. Liv. III, chap. XXXIV.