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que par tolérance, ne s’appartenant pas à lui-même, ne pouvait pas être littéralement pauvre ; il devait, au contraire, se ressentir quelque peu de l’opulence du seigneur. Ceux que la misère conduisait au désespoir étaient donc des hommes libres, des privilégiés dans l’ordre politique. Ainsi se trouva naturellement organisé un parti formidable par le nombre, par les habitudes énergiques contractées dans les camps, par le sentiment profond de son droit, par la persévérance et l’unanimité de ses vœux. Retour sur les concessions des terres conquises, nouveau partage du domaine national, tel fut son mot de ralliement pendant des siècles. La lutte, long-temps resserrée dans l’enceinte du Forum, s’engagea enfin dans des champs plus vastes. La démocratie triompha, comme on sait, et demeura maîtresse des champs publics par la proscription de ceux qui les avaient détenus injustement. Elle se hâta de les aliéner, non pas pour arriver, suivant son programme, à une équitable répartition, mais pour récompenser les siens et planter dans le sol sa victoire.

Cette révolution, couronnée par l’établissement de l’empire, est très importante pour l’économiste, parce qu’elle renouvelle le système financier, et qu’en morcelant la propriété, elle modifie le genre d’exploitation. Pendant la république, le propriétaire enrégimentait ordinairement ses esclaves par ateliers ou brigades, dont les chefs étaient esclaves eux-mêmes. Cette méthode dut être celle de tous les Romains fidèles aux anciennes traditions, qui honoraient, comme des vertus conservatrices, la culture du champ paternel et la vigilance dans l’administration domestique. Mais, pour les descendans abâtardis du patriciat, il n’y eut plus qu’une occupation, assez fatigante, il faut en convenir, celle de dépenser, dans toutes les recherches du luxe, leurs immenses revenus. De là vint l’usage d’affermer les terres à des colons libres de naissance, qui dirigeaient la culture selon leurs lumières et à leurs risques et périls. Les baux étaient de cinq ans, et s’acquittaient ordinairement en numéraire. Le prix variait selon que la terre était nue ou meublée, c’est-à-dire garnie d’esclaves. Mais, vers l’époque impériale, le revenu des terres devait être fort incertain, et par conséquent la spéculation du fermier très chanceuse. En effet, sur quelle base établir le taux des fermages, dans un monde où toutes les notions d’économie administrative sont confuses, où des distributions gratuites de comestibles font concurrence aux producteurs, où des réquisitions de denrées frappées sur les peuples vaincus, des impôts capricieux, des monopoles sans nombre jettent le trouble dans les marchés ; où des trésors inappréciables, comme celui qu’Auguste apporta d’Alexandrie, sont livrés à la circulation, et changent, par une brusque secousse, toutes les relations, de valeurs ? Quelques passages des lois romaines, relatifs aux contestations fréquentes entre les maîtres et les tenanciers, surtout les doléances de Columelle et de Pline-le-Jeune, nous révèlent les embarras du propriétaire sous l’empire. Un temps vint donc où il fut très difficile de confier la régie de ses biens à des fermiers libres et responsables ; et c’est pour les remplacer qu’on adopta, du IIe au IVe siècle de notre ère, une