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LETTRES SUR L’ÉGYPTE.

qui deviennent peu à peu les directeurs de tout le mouvement commercial. Les Européens ne paient aucune patente, aucune cote personnelle ; ils n’ont point à craindre que le gouvernement porte atteinte à leur propriété ; en un mot, ils sont plus libres, plus favorisés, que les nationaux eux-mêmes. Aussi, beaucoup de Juifs, de Cophtes, et même de Turcs, cherchent à se mettre sous la protection d’un pavillon européen, afin de se trouver dans les mêmes conditions que les négocians qu’on appelle francs. Quelques-uns ne se contentent pas d’être placés dans la catégorie des protégés, et veulent même acquérir une nationalité européenne. Ces nationalités diverses composent un grand corps qui n’a ni nom ni bannière, le corps du commerce, à la tête duquel se trouvent les consuls, représentans et défenseurs des intérêts individuels et collectifs, des franchises et des libertés commerciales. On peut dire que la réunion des consuls gouverne conjointement avec le pacha. Celui-ci est le pouvoir royal et exécutif, ceux-là le pouvoir représentatif, quelquefois même l’opposition. C’est ainsi que se forme en Égypte un monde commercial qui n’est ni anglais, ni français, ni russe, ni autrichien, ni grec, ni italien, ni américain, ni égyptien, mais qui est un composé de tous ces élémens divers. Dans la ville d’Alexandrie, aux jours de solennités, douze ou quinze pavillons nationaux flottent à la même brise, brillent au même soleil ; et, autour de ces pavillons, se groupent quatre ou cinq mille individus de tous les pays de la terre, et même des indigènes, la plupart adonnés au commerce, quelques-uns à la petite industrie. On ne saurait voir un symbole plus frappant de la sociabilité du commerce. C’est cet élément cosmopolite qu’il s’agit de développer en Égypte, sans chercher à y implanter une nationalité particulière, comme ont essayé de le faire Bonaparte et les autres conquérans. Cette association libre de toutes les nationalités sur la terre d’Égypte paraît devoir amener la réalisation de la pensée commerciale, qui, depuis les temps historiques, a préoccupé tant d’illustres génies, et favoriser le rétablissement de la grande ligne du commerce indien.

Il faut reconnaître pourtant que, malgré la présence des Européens en Égypte, les Égyptiens ne sauraient être entièrement exclus du maniement des affaires commerciales ; il convient au contraire de les y appeler de plus en plus, et de les initier aux méthodes d’Occident, en leur laissant ce qu’il y a d’utile et d’original dans leurs principes. Pour la distribution des produits à l’intérieur, et pour le commerce de l’Afrique, les Arabes sont en position d’opérer bien mieux que les Européens. En effet, dans le système musulman, le commerçant voyage presque toujours avec sa marchandise ; c’est l’exemple que le prophète lui-même a donné dans les premiers temps de sa vie. Or, quand il s’agit de traverser d’immenses déserts où l’on ne trouve ni hôtelleries, ni municipalités, comment employer notre système de lettres de voiture ? Mais les Arabes sont généralement fidèles, et l’on peut tirer un grand parti de cette qualité. Privé de postes et de roulage, le commerce musulman n’a pas la régularité et la promptitude du nôtre ; en général, les opérations n’y sont pas multipliées et périodiquement renouvelées ; chaque maison n’a