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nai jusqu’à mon lit de joncs, et je m’endormis en formant le souhait de ne plus me réveiller.

Je revis en rêve l’abbé Spiridion, pour la première fois depuis douze ans. Il me sembla qu’il entrait dans la cellule, qu’il passait auprès de l’ermite sans l’éveiller, et qu’il venait s’asseoir familièrement près de moi. Je ne le voyais pas distinctement, et pourtant je le reconnaissais ; j’étais assuré qu’il était là, qu’il me parlait, et je lui retrouvais le même son de voix qu’il avait eu dans mes rêves précédens, malgré le temps qui s’était écoulé depuis le dernier. Il me parla longuement, vivement, et je m’éveillai fort ému ; mais il me fut impossible de me rappeler un mot de ce qu’il m’avait dit. Pourtant j’étais sous l’impression de ses remontrances, et tout le jour je me trouvai languissant et rêveur comme un enfant repris d’une faute dont il ne connaît pas la gravité. Je me promenai poursuivi de l’idée de Spiridion, et ne songeant d’ailleurs plus à la chasser ; elle ne me causait plus d’effroi, quoiqu’elle se liât toujours dans ma pensée à une menace d’aliénation mentale ; il m’importait assez peu désormais de perdre la raison, pourvu que ma folie fût douce ; et, comme je me sentais porté à la mélancolie, je préférais de beaucoup cet état à la lucidité du désespoir.

La nuit suivante, je reçus la même visite, je fis le même songe, et le surlendemain aussi. Je commençai à ne plus me demander si c’était là une de ces idées fixes qui s’emparent des cerveaux troublés, ou s’il y avait véritablement un commerce possible entre l’ame des vivans et celle des morts. J’avais, sinon l’esprit, du moins le cœur assez tranquille ; car, depuis un certain temps, je m’appliquais sérieusement à la pratique du bien. J’avais quitté le désir de me rendre plus éclairé et plus habile, pour celui de me rendre plus pur et plus juste. Je me laissais donc aller au destin. Mon dernier sacrifice, quoiqu’il m’eût bien coûté, était consommé : j’avais fait pour le mieux. J’ignorais si cette ombre assidue à me visiter était mécontente de mon regret ; mais je n’avais plus peur d’elle, je me sentais assez fort pour ne pas me soucier des morts, moi qui avais pu rompre, à tout jamais, avec les vivans.

Le quatrième jour, l’ordre formel me vint du haut clergé de retourner à mon couvent. L’évêque de la province avait déjà entendu parler de ma conférence avec des voyageurs dont le rapide passage avait échappé au contrôle de sa police. On craignait que je n’eusse quelques rapports secrets avec des moteurs d’insurrection, ou des étrangers imbus de mauvais principes ; on m’enjoignait de rentrer