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à pied ou à cheval. Au commencement de l’automne, tout le pays est inondé de pluie, et les marais, que l’on franchit encore au mois de juillet, deviennent, en peu de temps, impraticables. Une excursion au Cap-Nord et la difficulté de nous procurer des chevaux dans une contrée où l’on ne trouve que des rennes et des bateaux, nous firent ajourner notre départ jusqu’à la fin du mois d’août. Nous expiâmes ce retard involontaire par une fatigue inattendue.

Nous étions huit voyageurs. Pour nous transporter avec nos bagages (que nous avions pourtant allégés autant que possible), nos provisions, nos guides, il ne nous fallait pas moins de vingt chevaux. Il en vint six d’un côté, quatre de l’autre. On en prit dans la vallée, dans les montagnes, et enfin nos chevaux se trouvèrent tous réunis un soir dans la cour de M. Crowe. Le même jour arriva notre guide, un vieux Lapon de six pieds de haut, droit et robuste comme un pin. En le voyant courir avec agilité d’un endroit à l’autre, et présider à tous nos préparatifs de départ, on l’aurait pris pour un jeune enfant des montagnes, et il a soixante-dix ans. Sa tête est déjà toute chauve, mais ses membres n’ont encore rien perdu de leur force. C’est du reste un homme intelligent et éclairé. Il a été quatre ans maître d’école à Kautokeino, dix ans lænsmand dans un district. Il a lu plus d’une fois la Bible d’un bout à l’autre, et il parle norvégien comme un livre. Maintenant il a abdiqué toutes ses dignités pour vivre de sa vie première, de sa vie nomade. Après avoir doté ses enfans, il lui est resté deux cents rennes qu’il conduit tantôt au bord de la mer, tantôt sur les montagnes. L’été, il va à la pêche pendant quelques semaines, et si ses voyages de pâtre et de pêcheur ne l’enrichissent pas, ils lui donnent du moins ce dont il a besoin : une tunique de laine, du tabac et de la farine de seigle. Le lait mêlé avec de l’eau est sa boisson habituelle, la montagne est son domaine, et, l’hiver comme l’été, au milieu des amas de neige comme au bord des vagues, il se fait, avec quelques piquets, un refuge contre la tempête et s’endort paisiblement sous sa tente de vadmel.

Le 29, avant dix heures du soir, nos provisions étaient placées dans des corbeilles d’écorce, nos chevaux sellés et bridés. Notre guide, avec son grand bâton, était déjà en tête de notre caravane, et trois nouveaux personnages venaient de s’adjoindre à nous. C’étaient un ouvrier suédois, une jeune fille de Tornea (prononcez Torneo), qui était venue travailler aux mines de Kaafiord, et qui s’en retournait, emportant avec elle ses épargnes de quelques mois, et un enfant orphelin qui allait chercher une famille aux environs de Karesuando. Ces pauvres gens n’auraient pu voyager seuls ; ils n’avaient point de tente et point de guide. En les prenant avec nous, nous faisions un acte de charité, et il nous semblait que cette charité nous porterait bonheur.

Quelques nuages noirs s’amoncelaient à l’horizon, et la nuit commençait à nous envelopper ; mais des étoiles scintillaient encore dans l’espace azuré, et de temps à autre la lune éclairait notre marche. Nous passions à travers des rochers, des broussailles, des ruisseaux, et cette route entourée d’ombres et de lumière, ces rayons argentés tombant sur le feuillage vert des arbres,