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SPIRIDION.

nous n’avons pas commis, et des vices que nous n’avons pas connus. Que ceux qui auront mérité les supplices prennent donc la fuite ; que ceux qui auront mérité des soufflets se cachent donc le visage. Mais nous, nous pouvons tendre la joue aux insultes et les mains à la corde, et porter en esprit et en vérité la croix du Christ, ce philosophe sublime que tu m’entends rarement nommer, parce que son nom illustre, prononcé sans cesse autour de moi par tant de bouches impures, ne peut sortir de mes lèvres qu’à propos des choses les plus sérieuses de la vie et des sentimens les plus profonds de l’ame.

Que pouvais-je donc faire de ma liberté ? rien qui me satisfît. Si je n’eusse écouté qu’une vaine avidité de bruit, de changement et de spectacles, je serais certainement parti pour long-temps, pour toujours peut-être. J’eusse exploré des contrées lointaines, traversé les vastes mers, et visité les nations sauvages du globe. Je vainquis plus d’une vive tentation de ce genre. Tantôt j’avais envie de me joindre à quelque savant missionnaire, et d’aller chercher, loin du bruit des nations nouvelles, le calme du passé chez des peuples conservateurs religieux des lois et des croyances de l’antiquité. La Chine, l’Inde surtout, m’offraient un vaste champ de recherches et d’observations. Mais j’éprouvai presque aussitôt une répugnance insurmontable pour ce repos de la tombe auquel je ne risquais certainement pas d’échapper, et que j’allais, tout vivant, me mettre sous les yeux. Je ne voulus point voir des peuples morts intellectuellement, attachés comme des animaux stupides au joug façonné par l’intelligence de leurs aïeux, et marchant tout d’une pièce comme des momies dans leur suaire couvert d’hiéroglyphes. Quelque violent, quelque terrible, quelque sanglant que pût être le dénoûment du drame qui se préparait autour de moi, c’était l’histoire, c’était le mouvement éternel des choses, c’était l’action fatale ou providentielle du destin, c’était la vie, en un mot, qui bouillonnait sous mes pieds comme la lave. J’aimai mieux être emporté par elle comme un brin d’herbe, que d’aller chercher les vestiges d’une végétation pétrifiée sur des cendres à jamais refroidies.

En même temps que mes idées prirent ce cours, une autre tentation vint m’assaillir ; ce fut d’aller précisément me jeter au milieu du mouvement des choses, et de quitter cette terre où le réveil ne se faisait pas sentir encore, pour voir l’orage éclater. Oubliant alors que j’étais moine et que j’avais résolu de rester moine, je me sentais homme, et un homme plein d’énergie et de passions ; je songeais alors à ce que peut être la vie d’action, et, lassé de la réflexion, je me