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lent. La forme et le style poétique sont encore une fois tombés, en quelque sorte, dans le domaine public ; il coule devant chaque seuil comme un ruisseau de couleurs, il suffit de sortir et de tremper. Prenez le Journal de la Librairie : relevez chaque semaine le nombre de volumes de vers qui se publient ; prenez le chiffre par mois, par saison, par année. Il y aurait là une statistique curieuse, une loi de progression numérique, un mouvement et un cours à coter. Un de mes amis, bibliothécaire dans un établissement public, a eu l’idée de ranger à la suite toute cette branche particulière de littérature trop fleurie : c’est une quantité de beaux volumes jaunes et blancs, morts avant d’avoir vu le jour, que personne n’a connus et qui sont ensevelis dans leur premier voile nuptial :

Hélas ! que j’en ai vu mourir de jeunes filles !
Avec un peu d’habitude, on s’y endurcit ; et mon ami, bien qu’il ait le cœur poétique et tendre, en est venu à ne plus mesurer ce champ d’oubli qu’à la toise. Tant de pieds par saison. Mais y a-t-il jamais eu, dira-t-on, une telle exubérance stérile de productions à aucune époque précédente ? Assurément. Il nous arrive un peu comme au XVIe siècle, lorsque les procédés, mis en circulation par les chefs de l’école, par Du Bellay et Ronsard, furent devenus familiers à tous et que chaque jeune cœur au renouveau se crut poète. On a une lettre piquante de Pasquier à Ronsard là-dessus ; il se plaint des encouragemens que celui-ci donnait à cette multitude croissante de poètes, à qui il suffisait, pour se croire le baptême du génie, d’avoir touché la robe du maître. Mais Ronsard ne pouvait qu’y faire ; et il demeura quasi noyé dans le torrent des imitateurs qu’il avait soulevés, à peu près comme l’élève du sorcier par les eaux une fois débordantes. Il fut noyé dans le flot des imitations lyriques pour n’avoir pas su se renfermer dans un véritable monument. Là, en effet, est la question prochaine. Les élans lyriques ne suffisent pas. À Rome, on commençait à s’y perdre après Catulle, et à user dans tous les sens le pastiche mythologique, quand Virgile vint à propos asseoir son double édifice des Géorgiques et de l’Énéide, non loin duquel Horace put adosser son Tibur. De notre temps, les débuts ont été vifs et beaux ; mais c’est encore le monument qui manque. Il est vrai qu’une littérature poétique a malaisément deux grands siècles. Or, nous avons le siècle de Louis XIV à dos, ce qui est toujours peu commode à l’audace : c’est là un lourd cavalier en croupe que nous portons. Par instinct de cette situation diffuse, et pour y porter remède, j’ai de bonne heure désiré que, parmi nos poètes de talent, il s’élevât, je l’avoue, une sorte de dictature ; que les deux plus grands, par exemple, et que chacun nomme, prissent le sceptre par les œuvres et, sans avoir l’air de rien régenter, remissent chaque chose à sa place par de beaux modèles. Ce désir n’a pas été rempli. Les œuvres, seul instrument légitime de cette dictature effective à la fois et modeste, n’ont pas répondu à la grande attente. Aucun monument véritable, aucune pièce étendue et exemplaire, n’a suivi les admirables préludes que leurs auteurs n’ont pas surpassé ; la perfection du