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CRITIQUE HISTORIQUE.

l’histoire : « Faire l’histoire, même d’après autrui, c’est toujours se mettre dans la nécessité de juger les hommes, et, par conséquent, quelquefois de les condamner. Or, il eût paru intolérable aux capitaines ou aux hommes d’état de l’antiquité d’être appréciés par des esclaves. L’histoire devait donc être exclusivement écrite par des gentilshommes ; à peine trouverait-on à citer une ou deux exceptions. »

De la prose passons à la poésie. Ici M. Granier de Cassagnac se montre un peu plus libéral envers les affranchis, non toutefois sans leur imposer encore de nombreuses restrictions. Ainsi, à l’entendre, le théâtre fut exploité par des esclaves ; mais la poésie épique et lyrique appartint plus en propre aux gentilshommes.

Le premier mouvement littéraire qui se fit véritablement sentir à Rome lui fut, comme nous l’avons dit plus haut, imprimé par Cratès. Rome cependant alors avait déjà entendu dans sa langue des essais qui, pour être informes et rudes, ne manquaient parfois ni d’élévation, ni de force. Mais ces ouvrages, d’inspiration grecque, étaient aussi exécutés par des Grecs, et Rome en ce moment assistait à l’ébauche de sa littérature plutôt qu’elle n’y prenait réellement part. Débarrassée de Carthage, son unique rivale et son seul ennemi sérieux, elle s’enquit par désœuvrement de ce qu’il pouvait y avoir d’intéressant dans Thespis, Eschyle, Sophocle ;

....Post Punica bella quietus, quærere cœpit
Quid Sophocles, et Thespis, et Eschylus utile ferrent
.

et des Grecs aussitôt s’empressèrent de lui traduire ces chefs-d’œuvre. La première copie qu’elle en eut sous les yeux, fut une tragédie qu’un Tarentin, nommé Andronicus, traduisit et représenta. Andronicus avait été pris les armes à la main, pendant qu’il combattait pour sa patrie. Réduit à l’esclavage et tombé au pouvoir de M. Livius Salinator, il devint le précepteur des enfans du consul, recouvra sa liberté et suivit la carrière dramatique. Que le père de la tragédie romaine ait donc été esclave, j’y consens ; mais ses successeurs le furent-ils également ? Rome, convertie aux arts de la Grèce et embrassant ce nouveau culte avec toute l’ardeur que comportaient son caractère et son esprit, continua-t-elle d’abandonner la tragédie à des poètes issus de l’esclavage ? On dirait, en vérité, que l’histoire s’est ici entièrement jouée des classifications imaginaires de M. de Cassagnac. Sur quarante noms environ de tragiques romains qu’on est parvenu à recueillir, la plupart sont gentilshommes et quelques-uns de la première volée. La liste en a été soigneusement dressée par Lange, dans une dissertation qui a pour but de montrer que la muse tragique des Romains ne fut pas aussi stérile qu’on le croit vulgairement[1]. Nous y renvoyons M. Granier, en nous contentant de signaler
  1. Vindiciæ tragædiæ Romanæ, Lips., 1822.