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que les premiers pères, dans le cas toutefois où ils justifieraient d’une descendance divine. Nous l’avons vu déjà demander à la philologie les titres de noblesse de ces illustres chefs de famille ; il va maintenant aborder l’histoire pour l’interroger sur leur puissance absolue. « La grave question qui nous occupe, dit-il, va entrer maintenant dans les temps historiques. La puissance absolue des pères de famille est un fait universel et qui a laissé trace partout… Du temps des patriarches, le pouvoir paternel des juifs était encore absolu sur les enfans. Le sacrifice d’Abraham en est une preuve. Il est évident que Dieu n’aurait pas ordonné une chose contre la loi positive… il n’est pas plus difficile d’établir que le droit absolu des pères sur les enfans a existé pareillement chez les Grecs. Il existait pleinement du temps de la guerre de Troie, comme le prouve évidemment le sacrifice d’Iphigénie… Ainsi, selon nos idées, le premier esclavage qui se soit vu sur la terre n’est que la sujétion à l’antique et primitive paternité[1]. »

Ainsi parle M. Granier de Cassagnac, s’étendant longuement, et à plaisir, sur la toute-puissance des pères chez les anciens. Mais après avoir exposé des faits connus, avoués, incontestables, M. Granier n’aurait-il pas dû prévenir une petite objection que tout lecteur sensé ne manquera sans doute pas de lui faire ? Cette objection, la voici. Vous avez, jusqu’à présent, raisonné dans la supposition que l’autorité paternelle entraînait l’esclavage comme conséquence rigoureuse ; nous n’avons pas voulu vous presser sur cette hypothèse, assuré d’avance que vous vous retrancheriez derrière la spontanéité, solution non moins aisée et tout aussi peu satisfaisante que la vertu dormitive de l’opium du Malade Imaginaire. Mais s’il en avait été ainsi, nous vous le demandons, est-il croyable, d’une part, que cette puissance despotique eût pu s’exercer dans la famille primitive ; d’une autre part, qu’elle eût jamais obtenu la sanction des lois, ou que du moins elle eût long-temps conservé cet appui ? L’objection est assez sérieuse, comme on voit ; cependant, chose étonnante ! l’auteur semble ne s’être pas douté qu’on pût élever une pareille question. Examinons-la donc, puisqu’on nous a laissé ce soin.

Remontant au berceau même de l’humanité, « réduisons, pour nous servir des expressions de Cicéron, cette immense société du genre humain à ses proportions les plus exiguës et les plus étroites[2]. » Le premier couple s’est déjà reproduit et la famille a commencé. C’est de ce moment, dites-vous, que l’esclavage s’établit sur la terre. Mais si l’esclavage blesse profondément, ainsi que nous l’avons vu, les deux instincts les plus irrésistibles de l’homme, ceux qui font l’essence même de sa nature morale, l’amour de soi et la sociabilité, comment a-t-il pu s’établir ? Il n’est plus permis de répondre, de lui-même, spontanément, puisque antérieurement à lui, il existait dans le cœur de l’homme d’invincibles sentimens qui le repoussaient. Évidemment, il n’a pu s’établir que par la force. Mais s’il est vrai, et qui voudrait le nier ?

  1. Chap. III, pag. 58-59.
  2. De Offic., I, 17.