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les paysans de l’antiquité. Mais enfin, puisque, soit oubli, soit caprice dédaigneux, soit toute autre raison, M. de Cassagnac ne fait pas plus d’état des monographes que des historiens qui l’ont précédé, contentons-nous d’examiner si ces monographies de seconde main pourront former à la longue un corps d’histoire complet et régulier.

Pour que l’idée de M. Granier de Cassagnac arrive à terme, il faut, comme nous venons de le voir, que les monographes qui lui succèderont, marchent sans dévier dans le chemin qu’il leur aura tracé, et ne laissent jamais échapper le fil traditionnel dont il tient le premier bout. Or, l’exposé seul d’une pareille difficulté doit la faire juger insurmontable ; car comment s’imaginer que des hommes séparés de mœurs, de langage et d’époque, au lieu de suivre, dans le choix d’un sujet, leur inspiration personnelle, viendront, dociles et soumis, ajouter une pierre soigneusement taillée à la pierre d’attente laissée par leur prédécesseur ? Comment s’imaginer que, si la fantaisie leur vient de reprendre un sujet déjà traité et de le présenter sous un jour différent, ils y résisteront ? L’accord, tel qu’on le demande, serait donc miraculeux. Toutefois, consentons un moment à nous faire illusion, et admettons qu’une suite d’historiens intelligens, animés d’un même esprit, poussés d’un même zèle, développent progressivement un même plan et parviennent enfin à l’accomplissement de leur œuvre ; aurons-nous, je le demande, dans cette longue série de monographies, aurons-nous une histoire ? Je vois bien un édifice imposant, distribué avec méthode dans toutes ses parties ; je vois bien un théâtre décoré avec goût ; mais les spectateurs mais les acteurs, où sont-ils ? Où est la vie, l’action, le drame ? En un mot, je vois partout des traces d’hommes ; mais l’homme lui-même, où est-il ? Nulle part. Et c’est là ce que vous appelez de l’histoire ? Vous avez confondu les curiosités de l’archéologie et les investigations de la science avec la peinture animée du cœur de l’homme. Qu’est-ce, en effet, que l’histoire, si ce n’est le tableau mouvant de la lutte des passions et du déploiement de toutes les forces morales de l’humanité ? Sans doute la connaissance des lois, des mœurs et des usages répand, sur l’histoire ainsi conçue, de la lumière ; mais croire que cette connaissance suffit et peut suppléer à l’histoire, c’est prendre la forme pour le fond. Sans doute ces mœurs, ces lois et ces usages sont un reflet direct de l’humanité ; mais ils varient de peuple à peuple, ils changent d’âge en âge, tandis que, au-dessous de cette surface inconstante, le principe vivifiant se meut et se développe incessamment. Or, tel est le spectacle que l’historien a surtout mission de nous représenter, s’il veut nous intéresser, s’il veut nous rendre plus sages et meilleurs.

Ce n’est donc pas comme pierre angulaire d’un nouvel édifice historique, ni comme produit d’une érudition originale, que nous voulons considérer le livre de M. Granier de Cassagnac. Mais ce livre renferme des doctrines philosophiques, politiques et littéraires qui nous ont paru hétérodoxes, et c’est à ce titre que nous le combattrons. Ce livre fait souvent d’une érudition connue un emploi qui nous a paru étrange et bizarre, et ce sont ces applications que