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CRITIQUE HISTORIQUE.

haute montagne du haut de laquelle partaient, pour aller onduler et se perdre dans l’infini, toutes les chaînes secondaires de l’histoire[1]. »

Avant de passer outre, arrêtons-nous un moment sur cette préface. Est-il donc vrai que nous soyons aussi pauvres en monographies qu’on a l’air de le faire entendre ? Et les doléances de M. Granier de Cassagnac sont-elles réellement fondées ? À Dieu ne plaise que je veuille révoquer en doute son érudition ; mais en songeant à la multitude des ouvrages qui ont été écrits sur presque tous les points importans de l’histoire civile, politique, militaire et privée des anciens, on serait tenté, je l’avoue, de croire que M. de Cassagnac n’a mis que superficiellement en pratique le conseil qu’il nous donne à tous d’être érudits. Je n’entreprendrai point de dérouler ici la liste de ces monographies ; rien ne serait plus fastidieux pour le lecteur et plus aisé pour moi que cette érudition de catalogue. Qu’il me soit permis seulement de rappeler la collection des Mémoires de notre Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, répertoire immense où le bon goût distribue partout les richesses d’un savoir aussi solide qu’agréable, et où l’érudition se montre toujours élégante et sobre ; qu’il me soit permis de rappeler le Trésor des Antiquités de Grævius, vaste recueil de traités en tout genre, et celui de Gruter où sont agitées tant de questions diverses d’histoire et de littérature, et les nombreux ouvrages de cet inépuisable Meursius, et ces Miscellanées si communs dans nos bibliothèques et où l’on rencontre pêle-mêle, ainsi que dans un magasin sans inventaire, la jurisprudence à côté des lettres, les dissertations savantes à côté des recherches curieuses, les questions approfondies à côté des détails piquans sur les mœurs et les usages. Que nous manque-t-il donc ? Rien de bien essentiel, ou tout au moins fort peu de chose en fait de monographies de cette espèce. L’histoire est donc écrite depuis long-temps à la manière de M. Granier de Cassagnac. Nullement, nous répondra-t-il ; car, si je me suis plaint amèrement d’une chose, c’est du défaut d’accord entre les historiens. « Les historiens, ai-je dit, ne se sont entendus ni dans leur plan de travail ni dans leurs idées critiques ; cela fait que l’œuvre de l’un ne s’ajoute pas à l’œuvre de l’autre, que leurs efforts ne s’aident pas, ne se complètent pas ; qu’il n’y a dans l’ensemble de leurs ouvrages ni suite, ni logique, ni intention. » Or, toutes les monographies dont vous nous parlez là sont isolées, décousues, sans relations et sans rapports entre elles. Il est vrai, répliquerai-je à mon tour ; mais vous convenez du moins que les premiers frais d’érudition sont faits ; or, s’il en est ainsi, comment avez-vous eu le courage de refuser un souvenir à tant de modestes et infatigables travailleurs qui vous ont déblayé le terrain et préparé les matériaux ? Un peu de reconnaissance n’eût cependant intéressé que faiblement votre gloire, car il vous restera toujours vos déductions et vos raisonnemens ; et si d’autres ont déployé plus d’érudition que vous à propos des esclaves, des mendians, des courtisanes et des voleurs, vous pouvez réclamer en toute propriété la commune, la jurande et

  1. Préface, pag. 28.