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quer de prendre insensiblement un caractère d’intimité. L’étrangeté de notre position, la rareté d’une causerie paisible à cette époque, des habitudes élégantes suspendues, mais non oubliées, donnaient d’ailleurs à cet entretien un charme qui nous entraîna tous deux. La vie infâme que menait Angélique Caron ne lui avait pas tout enlevé, et elle savait encore comprendre ce qu’elle n’était plus capable de faire.

Il est rare, du reste, qu’il n’en soit pas ainsi pour les femmes perdues. Il y a presque toujours plus d’emportement ou de hasard dans leur corruption que dans la nôtre ; chez elles, le mal arrive droit au cœur sans avoir filtré par l’esprit. Par cela même que leur chute est plus profonde, elles ne la calculent pas ; elles la font d’un saut et en fermant les yeux. Les hommes, au contraire, savent se donner les raisons du mal, et descendre dans le vice par une pente philosophique. Sans doute, arrivés au fond, le retour est également impossible pour tous deux ; mais l’un est descendu dans la plaine graduellement, et ne songe même plus à la montagne qu’il a quittée, tandis que, précipitée subitement, la femme lève encore les yeux quelquefois vers la hauteur d’où elle est tombée. Ce n’est point un remords, mais un souvenir ; elle ne veut pas être meilleure, mais elle se plaît à penser qu’elle l’a été, comme nous aimons à nous rappeler, malgré notre incrédulité de l’âge mûr, les naïves dévotions de notre enfance.

Quelque chose de semblable se passait sans doute dans le cœur d’Angélique Caron, car elle me parla avec une sensibilité sincère de son enfance, de ses goûts, de ses rêves d’alors. Elle prononça ainsi, par hasard, le nom du couvent où elle avait passé ses premières années, c’était celui de Mme Benoist ! Je lui parlai de Rose Boivin ; elle se la rappelait. J’allais profiter de cette découverte inattendue, lorsqu’on se leva de table. Heureusement qu’échauffés par le repas, les amis de Carrier continuaient à discuter sans prendre garde à nous ; je les laissai passer dans le salon, et je m’approchai de la fenêtre. Angélique m’y rejoignit.

— Ces débats vous fatiguent, me dit-elle, en cessant tout à coup de me tutoyer.

— Je ne les évite pas toujours, répondis-je ; mais ici il y a prudence.

— Nous vivons dans une fournaise, me répondit-elle ; l’énergie devient du délire, l’indignation de la rage. Au fond de votre Bretagne vous ne savez pas jusqu’à quel point les ennemis de la répu-