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LA TERREUR EN BRETAGNE.

yeux hagards ; tu sais qu’il ne nous faut ici, comme dit Goullin, que des républicains capables de boire un verre de sang.

Pinard se porta fort de mes principes.

— Alors qu’il soit des nôtres, répondit Carrier.

Et, prenant à part mes deux introducteurs, il se mit à causer confidentiellement avec eux. Je profitai de cet instant pour le regarder avec attention. C’était un homme d’environ trente-cinq ans, d’une taille élevée, mais gauche. Sa chevelure noire, collée aux tempes, tranchait durement sur un visage olivâtre ; son front était bas ; ses yeux ronds et inquiets ; son nez recourbé, ses lèvres invisibles. Quoiqu’il eût l’apparence de la force, il y avait dans tout son être je ne sais quoi de précautionneux et de lâche que la brutalité des manières cachait mal. De quelque côté qu’on le regardât, il semblait se montrer de profil ; l’ancien homme de loi se devinait encore dans le bourreau.

On vint nous avertir que le dîner était servi, et nous passâmes dans la pièce voisine ; plusieurs femmes s’y trouvaient déjà. Pinard me désigna les deux favorites du représentant, Mme Le Normand et Angélique Caron.

Cette dernière me frappa : j’avais vu peu de femmes aussi belles, aucune du moins ne m’avait paru aussi séduisante. Il y avait dans son regard une volupté avide, mais ingénieuse, dans ses mouvemens une sorte de souplesse harmonieuse et pour ainsi dire cadencée. En oubliant ses devoirs, elle avait du moins respecté ses graces ; on sentait qu’elle aimait encore sa beauté, cette dernière religion des femmes. Il y avait entre elle et les êtres qui l’entouraient, tout l’intervalle de l’ange tombé à Caliban. À la voir, au milieu de ces brutes à faces d’hommes, avec sa distinction naturelle, que le vice lui-même n’avait pu faire grimacer, on eût dit une marquise de la régence, soupant par caprice avec des valets de potence.

Je ne sais si elle remarqua l’espèce d’admiration étonnée que sa présence me causait, ou si elle devina en moi une nature moins grossière, mais je me trouvais assis près d’elle à table, et ses prévenances établirent bientôt une sorte de familiarité entre nous. La conversation d’Angélique Caron était vive, originale et mobile ; c’était un de ces esprits pour ainsi dire fluides, qui pénètrent partout comme l’eau, mais qui manquent aussi comme elle de forme et de solidité ; natures d’autant plus dangereuses, qu’elles plongent dans la corruption sans crises, et qu’on les condamne sans pouvoir les haïr. Notre entretien suivi à demi-voix, au milieu des déclamations furieuses, des cris et des blasphèmes des convives, ne pouvait man-