Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/466

Cette page a été validée par deux contributeurs.
462
REVUE DES DEUX MONDES.

vivans ! Là, sur la litière de paille, toutes les places sont prises par des morts !… Eh bien ! ceux qui arriveront ce soir ou demain coucheront sur ces morts, et serviront eux-mêmes, dans quelques jours, de lits à de nouveaux venus. On superpose ainsi de la pourriture humaine jusqu’à ce que les geôliers ne puissent plus ouvrir les cachots sans mourir. Ceux qui enlevaient autrefois les cadavres s’y refusent maintenant, sachant qu’on ne peut y toucher sans gagner le mal qui les a tués. Il y a quelque temps, quarante prisonniers acceptèrent pourtant cette périlleuse tâche en échange de leur liberté ; trente ont péri, et, une fois les prisons purgées, on a guillotiné le reste[1] ! Vous n’ignorez pas ce qu’on a dit de notre insolence au comité. À en croire la compagnie Marat, nous nageons dans les richesses, nous foulons aux pieds les alimens qui nous sont fournis, tandis que les vrais patriotes meurent de faim ! Or, savez-vous quelle est notre nourriture !… Une demi-livre de pain mêlé de paille et une demi-livre de riz que l’on refuse de nous cuire !… Encore a-t-on oublié pendant deux jours de nous les distribuer. On nous vend l’eau dont nous avons besoin ; des enfans sont morts de soif et de faim sous mes yeux.

— Et il n’existe aucun moyen de délivrance ? demandai-je.

— Aucun. Les femmes qui sont belles croient échapper à la mort en se livrant à Carrier ; mais sa couche, comme celle de Cléopâtre, ne confie ses secrets que pour une nuit, et la Loire engloutit tout le lendemain. Reste donc la prostitution, qui n’est guère plus sûre… Les prisons de Nantes sont devenues des espèces de bazars où quelques vieilles femmes ont acheté le droit de venir recruter pour leur hideuse industrie. Le succès leur est facile, car la peur est encore plus corruptrice que l’or ; elles tentent l’honneur des jeunes filles en leur proposant la vie, mais le plus souvent elles ne les délivrent que pour peu de temps, et, une fois qu’elles ont flétri la fleur de leur beauté, elles les rendent aux bourreaux qui les tuent… Du reste, à quoi bon vous révéler tous ces crimes ? ajouta Benoist en voyant l’horreur dont nous étions saisis. Quand les hommes s’abandonnent eux-mêmes, ils méritent d’être livrés aux assassins ; chacun doit subir la peine de la lâcheté de tous. Quant à moi, j’attends tranquillement le coup qui me frappera.

— J’espère que nous t’y déroberons, répondis-je. Le hasard m’a fait retrouver ici un homme qui vit dans la familiarité des bourreaux et dont l’entremise pourra nous être utile.

  1. Déposition de Thomas dans le procès de Carrier.