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me rendis en conséquence chez le citoyen Dufour. Je ne le trouvai point, mais on me désigna une taverne, le Café du vrai Sans-Culotte, où je devais le rencontrer : je m’y rendis.

C’était une salle basse et enfumée, sur les volets de laquelle le pinceau du barbouilleur avait grossièrement dessiné une guillotine coiffée du bonnet phrygien, avec ces mots qui semblaient faire épigramme au-dessous : liberté, fraternité. Un vasistas entr’ouvert laissait entendre un bruit de verres, de rires et de juremens, qui sortait par bouffées, avec je ne sais quelle odeur âcre et brûlante. Je m’approchai du vitrage ; mais je ne pus distinguer, à travers la vapeur dont il était couvert, que des formes confuses qui s’agitaient en tout sens ; il fallut se décider à entrer.

Je venais de refermer la porte, et je cherchais des yeux le citoyen Dufour, lorsque mon nom retentit tout à coup derrière moi. Je me détournai, et j’aperçus un homme en carmagnole qui me tendait les deux mains ; je m’avançai étonné : c’était Pinard !

Je ne l’avais point vu depuis mon premier séjour à Rennes, et la manière dont nous nous étions quittés s’accordait peu avec ces avances amicales ; mais, que ce fût l’effet de l’ivresse ou du temps, il paraissait avoir tout oublié. Je répondis pourtant à ses empressemens avec quelque froideur : il s’en aperçut.

— Eh bien ! est-ce que nous sommes encore fâchés ? s’écria-t-il ; la paix, mille dieux ! la paix ! et viens ici avec les amis.

Je voulus me défendre ; mais il me prit de force, et, s’adressant à une douzaine de compagnons qui buvaient avec lui :

— Holà ! vous autres ; une place pour un vrai républicain.

On se rangea, et je me vis forcé de m’asseoir. Pinard me fit donner un verre.

— Allons, cria-t-il ; Cincinnatus, déride-toi, et une rasade à la mort des calotins.

Il fallut boire. J’éprouvais un véritable malaise, ne sachant avec quelles gens je me trouvais, et craignant de le deviner d’après la connaissance que j’avais de Pinard. Il ne me tint pas, du reste, long-temps dans l’incertitude.

— Tu es donc venu voir comment nous faisions ici nos affaires ? reprit-il en se versant du punch.[1]

  1. Toute cette conversation est rigoureusement historique, comme le reste du récit ; on n’invente pas de telles choses. Nous ne faisons dire à chaque personnage que ce qu’il a réellement dit, et les pièces justificatives pourraient être apportées à l’appui de chaque fait ; nous les avons toutes en main.