Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/458

Cette page a été validée par deux contributeurs.
454
REVUE DES DEUX MONDES.

portera le flot d’indignation et de colère qui va déborder ? Quel thème fécond pour nos ennemis ! Comme il sera facile d’attribuer aux principes les crimes des personnes !

— Croyez-vous les hommes si aveugles, dit Mme Benoist ; est-ce d’aujourd’hui que les pirates prennent de nobles drapeaux, et ne sait-on pas que les mauvaises passions portent toujours la cocarde qui donne la force ? Ces misérables qui maintenant noient des royalistes et des prêtres sont ceux qui massacraient les protestans sous les Médicis ; c’est toujours la même famille de voleurs et d’assassins. Ce sont des hommes qui suivent toutes les grandes évolutions sociales comme les loups cerviers suivent les armées, et auxquels les champs de bataille appartiennent quelques heures.

— Oui ; mais tout ce que Carrier fait ici, il le fait au nom de la liberté. On feindra de prendre ses vices pour des doctrines.

— Des doctrines ! s’écria Mme Benoist ; qui pourra accuser cet Auvergnat stupide d’en avoir eu, bon Dieu ! Mais savez-vous bien ce que c’est que Carrier ? Un chaudronnier ivre qui sort du bagne ! Il s’est trouvé qu’il était trop ignorant et trop scélérat, même pour être procureur ; il n’a jamais pu apprendre à sucer la moelle des cliens sans les faire crier ! Je me demande à chaque instant ce qu’il faut le plus admirer de son ineptie, de son cynisme ou de sa férocité !… Il a entendu les idéologues de la convention répéter que la France devait avoir seulement sept cents habitans par lieue carrée ; que, pour établir solidement la république, il fallait prélever sur la génération actuelle deux millions de têtes ; il a appris par cœur ces calculs de quelques fous féroces, et il les répète ainsi que les médecins de Molière répétaient leurs formules de purgations et de saignées. Ce n’est point, comme Robespierre et Saint-Just, un métaphysicien implacable ; ce n’est même point, comme Marat, un enragé qui mord par maladie : c’est tout simplement un bandit qui profite de sa position. Ce qui lui plaît dans la république, ce ne sont point les principes qui la constituent, mais les avantages qu’elle lui donne. Il l’aime comme il aime ses vices ; il la défend comme le brigand défend l’antre où il garde son butin. Il vous parle de sa haine pour les aristocrates ; mais les aristocrates, pour lui, ce sont les riches, les muscadins, les gens d’esprit[1]. Voilà ceux qu’il désigne à la compagnie de Marat. Et cette compagnie, expression complète de la pensée, savez-vous de quoi elle

  1. « Vous, mes bons sans-culottes, qui êtes dans l’indigence, tandis que d’autres sont dans l’abondance, ne savez-vous pas que ce que possèdent les gros négocians vous appartient ? Il est temps que vous jouissiez à votre tour ; faites-moi des dénonciations : le témoi-