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CROISILLES.

même parut dans une loge en face de lui. L’idée ne lui vint pas que, si elle l’apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir là après ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour se rapprocher d’elle ; mais il n’y put parvenir. Une figurante de Paris était venue en poste jouer Mérope, et la foule était si serrée, qu’il n’y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des yeux. Il remarqua qu’elle semblait préoccupée, maussade, et qu’elle ne parlait à personne qu’avec une sorte de répugnance. Sa loge était entourée, comme on peut penser, de tout ce qu’il y avait de petits-maîtres normands dans la ville ; chacun venait à son tour passer devant elle à la galerie, car, pour entrer dans la loge même qu’elle occupait, cela n’était pas possible, attendu que monsieur son père en remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles remarqua encore qu’elle ne lorgnait point et qu’elle n’écoutait pas la pièce. Le coude appuyé sur la balustrade, le menton dans sa main, le regard distrait, elle avait l’air, au milieu de ses atours, d’une statue de Vénus déguisée en marquise ; l’étalage de sa robe et de sa coiffure, son rouge, sous lequel on devinait sa pâleur, toute la pompe de sa toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilité. Jamais Croisilles ne l’avait vue si jolie. Ayant trouvé moyen, pendant l’entr’acte, de s’échapper de la cohue, il courut regarder au carreau de la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la tête, que mademoiselle Godeau, qui n’avait pas bougé depuis une heure, se retourna. Elle tressaillit légèrement en l’apercevant, et ne jeta sur lui qu’un coup d’œil ; puis elle reprit sa première posture. Si ce coup d’œil exprimait la surprise, l’inquiétude, le plaisir de l’amour ; s’il voulait dire : « Quoi ! vous n’êtes pas mort ! » ou : « Dieu soit béni ! vous voilà vivant ! » je ne me charge pas de le démêler ; toujours est-il que, sur ce coup d’œil, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire aimer.

IV.

De tous les obstacles qui nuisent à l’amour, l’un des plus grands est sans contredit ce qu’on appelle la fausse honte, qui en est bien une très véritable. Croisilles n’avait pas ce triste défaut que donnent l’orgueil et la timidité ; il n’était pas de ceux qui tournent pendant des mois entiers autour de la femme qu’ils aiment, comme un chat autour d’un oiseau en cage. Dès qu’il eut renoncé à se noyer, il ne