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DE L’IRLANDE.

villes construites par des pirates norvégiens, ou de rares forteresses bâties par les envahisseurs anglais, était donc, au XIIe siècle, en arrière de toutes les nations qui convoitaient son sol fertile. Cette situation ne lui permit pas de préparer contre l’invasion une résistance régulière et sérieuse. Mais, chose bien plus grave, elle eut pour effet de la laisser hors de tout contact avec les vainqueurs. Aussi, préservé de leur poursuite par sa pauvreté même, réfugié dans ses montagnes et ses marais inaccessibles, continua-t-il d’y vivre de la vie de ses pères. Reculant de quelques lieues dans l’intérieur de son île, il put rester sans relation avec la royauté étrangère campée sur ses rivages.

Celle-ci ne songea pas d’abord à pousser loin ses avantages. N’en eût-elle pas d’ailleurs été empêchée par la faiblesse de ses moyens et le petit nombre de ses soldats ? Henri débarquant à Waterford pour recevoir, dans un palais de bois construit pour la circonstance, l’hommage de ses chevaliers devenus grands feudataires, et celui de quelques chefs que leurs querelles intestines avaient associés à sa fortune, ne ressemblait nullement à Guillaume de Normandie débarquant à Pevensey, et jurant, en saisissant de ses mains la terre saxonne, qu’elle « serait sienne par la splendeur de Dieu. » L’un était suivi d’une cour, l’autre d’une armée ; l’un voulait de l’encens, l’autre de la puissance. Celui-ci trouva un peuple avancé en civilisation, de la propriété duquel il s’empara sans hésitation comme sans pitié, ne laissant pas une terre, pas un château, pas une personne, sans les faire entrer de force dans l’ensemble de son vaste système ; celui-là eut affaire à des peuplades qui s’enfuirent devant lui, et que ses successeurs ne surent point atteindre au centre de leurs intérêts et dans l’intimité de leur vie pastorale. La conquête de l’Angleterre fut terrible dans ses effets immédiats, mais elle porta des fruits rapides, car il y avait pour les deux races des points par où se prendre et s’assimiler. La conquête de l’Irlande ne fut d’abord ni oppressive ni sanglante ; mais, au lieu d’enfanter une nationalité nouvelle, son seul effet fut de jeter sur une rive lointaine une colonie qui perdit l’esprit national sans en acquérir un autre, et d’arrêter, par l’établissement de ce foyer permanent d’irritation, les progrès naturels de la race indigène. La nationalité anglo-saxonne expira pour renaître ; la nationalité irlandaise se maintint en face d’un élément trop faible pour l’absorber, trop fort pour ne pas s’efforcer de consolider son établissement par l’extension de ses conquêtes et l’emploi de tous les moyens.

La royauté anglaise éprouva, dès l’origine, un double embarras