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se trouver seul avec lui-même dans sa maison solitaire : voici pourquoi. Ranuce, un ancien soldat de son père, après avoir fait dix campagnes avec lui dans les troupes de divers condotieri, et, en dernier lieu, dans celles de Marco Sciarra, avait suivi son capitaine lorsque ses blessures forcèrent celui-ci à se retirer. Le capitaine Branciforte avait des raisons pour ne pas vivre à Rome ; il était exposé à y rencontrer les fils d’hommes qu’il avait tués ; même dans Albano, il ne se souciait pas de se mettre tout-à-fait à la merci de l’autorité régulière. Au lieu d’acheter ou de louer une maison dans la ville, il aima mieux en bâtir une située de façon à voir venir de loin les visiteurs. Il trouva dans les ruines d’Albe une position admirable : on pouvait, sans être aperçu par les visiteurs indiscrets, se réfugier dans la forêt où régnait son ancien ami et patron, le prince Fabrice Colonne. Le capitaine Branciforte se moquait fort de l’avenir de son fils. Lorsqu’il se retira du service, âgé de cinquante ans seulement, mais criblé de blessures, il calcula qu’il pourrait vivre encore quelque dix ans, et, sa maison bâtie, dépensa chaque année le dixième de ce qu’il avait amassé dans les pillages des villes et villages auxquels il avait eu l’honneur d’assister.

Il acheta la vigne qui rendait trente écus de rente à son fils, pour répondre à la mauvaise plaisanterie d’un bourgeois d’Albano, qui lui avait dit, un jour qu’il disputait avec emportement sur les intérêts et l’honneur de la ville, qu’il appartenait, en effet, à un aussi riche propriétaire que lui de donner des conseils aux anciens d’Albano. Le capitaine acheta la vigne, et annonça qu’il en achèterait bien d’autres ; puis, rencontrant le mauvais plaisant dans un lieu solitaire, il le tua d’un coup de pistolet.

Après huit années de ce genre de vie, le capitaine mourut ; son aide-de-camp Ranuce adorait Jules ; toutefois, fatigué de l’oisiveté, il reprit du service dans la troupe du prince Colonne. Souvent il venait voir son fils Jules, c’était le nom qu’il lui donnait, et, à la veille d’un assaut périlleux que le prince devait soutenir dans sa forteresse de la Petrella, il avait emmené Jules combattre avec lui. Le voyant fort brave :

— Il faut que tu sois fou, lui dit-il, et de plus bien dupe, pour vivre auprès d’Albano comme le dernier et le plus pauvre de ses habitans, tandis qu’avec ce que je te vois faire et le nom de ton père, tu pourrais être parmi nous un brillant soldat d’aventure, et de plus faire ta fortune. — Jules fut tourmenté par ces paroles ; il savait le latin montré par un prêtre, mais son père s’étant toujours moqué de tout