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SPIRIDION.

frères, évoquez leur souvenir ; aspirez les forces qu’ils ont répandues sur la terre ; rendez-leur la vie dans vos ames ; faites-les renaître en vous et continuez leur ouvrage, en formant une chaîne invincible entre le passé et l’avenir. Heureusement, Dieu n’abandonne point les infortunés qu’il condamne à de tels travaux. Quand le champ où ils ont essayé de cultiver la raison et la science s’épuise et dépérit sous leurs mains débiles, il leur envoie je ne sais quel instinct céleste, un secret sentiment du passé, un vague pressentiment de l’avenir, qui leur rend la conscience de leur immortalité. C’est parce que l’homme, avec le sentiment de l’infini, ne peut rien finir dans sa vie, que d’autres existences l’attendent et d’autres travaux le réclament. Est-ce sur cette même terre, est-ce, comme on aime à le penser, dans un monde meilleur ? Où que ce soit, c’est une récompense pour les hommes de bonne foi et de bonne intention. Quand ce ne serait qu’une réapparition sur la terre sous une nouvelle forme humaine, chaque génération n’est-elle pas plus avancée que celle qui précède ? Et n’est-ce pas déjà un sentiment d’immortalité, n’est-ce pas une jouissance divine que j’éprouve à me dire que j’ai déjà vécu, et que cet instinct est une première récompense du bien que j’ai pu faire dans une existence précédente sans espoir de récompense ?

« Quoi que tu veuilles faire de moi, ô mon Dieu ! ô grande ame de l’univers ! je t’appartiens et je m’endors avec confiance sur ton sein, qui m’a donné la vie et qui peut me la rendre encore. Il me semble, à mesure que mon existence me quitte, sentir la tienne se manifester davantage et passer dans la partie immatérielle de mon être. Oui, je sens tressaillir ton cœur ardent et fécond. Ô grand tout, ô grand amour, que j’ai cherché à embrasser pour étancher ma soif brûlante ! ô toi que, sous des noms divers, toutes les générations et tous les peuples ont pressenti et adoré ! je rentre en toi, toujours altéré de toi, et je sens, à l’horreur que le néant m’inspire, que tu ne m’as pas créé pour le néant. »


Ici finissait le manuscrit de Spiridion. Quand Alexis l’eut achevé, il se leva et s’écria d’une voix forte : Amen ! Puis, se jetant dans mes bras avec une émotion profonde : — Tu vois bien, dit-il, que c’en est fait de nous. Nous sommes une race finie, et Spiridion a été, à vrai dire, le dernier moine. Ô maître infortuné ! ajouta-t-il en levant les yeux au ciel, toi aussi tu as bien souffert, et ta souffrance a été ignorée des hommes. Mais Dieu t’a reçu en expiation de tes erreurs sublimes, et il t’a envoyé, à tes derniers instans, l’instinct