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nous faisions de beaux projets ; nous espérions pouvoir, au bout de quelques années, vendre notre établissement et retourner à Drontheim avec nos enfans. Nous arrivâmes dans cette île où il n’y avait rien qu’une cabane de pêcheur. Nous bâtîmes cette maison que vous voyez, le magasin, l’étable, et d’abord tout parut répondre à nos vœux. Je passai des années de joie dans cette pauvre demeure. Mais bientôt une longue suite de malheurs vint détruire toutes nos espérances, et maintenant je ne demande plus à m’en retourner dans le monde où j’ai vécu, dans la ville où je suis née. Maintenant mes parens sont morts, sans que j’aie pu les embrasser une dernière fois ; mon mari est malade, et mon fils s’est noyé l’automne dernier à la pêche. En prononçant ces mots, sa voix trembla ; ses deux filles, qui la virent prête à pleurer, se suspendirent à son cou, et ses larmes s’arrêtèrent sous leurs baisers.

Pendant qu’elle s’abandonnait ainsi à ses souvenirs, minuit sonnait à la pendule enfumée de notre chambre, et, à cette heure où l’ombre enveloppait les contrées méridionales, notre ciel du nord s’éclaircit. Le soleil qui n’avait pas paru de tout le jour projeta une lueur pâle à l’horizon. La brume qui inondait la vallée se leva de terre et s’entr’ouvrit ; les nuages, chassés par le vent, se déchirèrent sur le flanc des montagnes et s’enfuirent. À travers leurs crevasses, on voyait poindre des teintes bleuâtres, des cimes dentelées. La mer et les rochers se découvraient peu à peu à nos regards dans toute leur étendue. C’était comme une décoration de théâtre au lever du rideau. La brise venait du sud ; elle devait nous conduire en peu de temps au Cap-Nord. Nous appelâmes nos matelots qui s’apprêtaient déjà à dormir ; mais, en leur donnant une ration d’eau-de-vie, nous leur fîmes oublier le sommeil. Ils hissèrent gaiement la voile et nous partîmes.

De Giestvœr au Cap-Nord, on compte environ cinq lieues. Au sortir de la baie, on ne voit plus à gauche que la pleine mer et à droite la côte de l’île. C’est une haute muraille formée de couches perpendiculaires, rongées, broyées par les vagues et par les orages, et sillonnées de distance en distance par les torrens de neige. À sa sommité, on n’entrevoit ni plantes, ni arbustes, et sa base est hérissée de brisans où les vagues même, par un temps calme, bondissent, écument et se brisent avec colère. Du côté du sud, un rayon de lumière s’étendait comme un bandeau de pourpre à l’horizon. Mais ici tout était noir, la mer, les rocs et les cavités creusées par les flots dans le flanc des montagnes. Nulle autre voile que la nôtre ne flottait dans l’espace. Nul vestige humain ne se montrait à nos yeux. On ne voyait que la mouette perchée sur la pointe de l’écueil et le pélican noir qui levait son grand cou au-dessus de l’eau comme pour regarder quels étaient les téméraires qui venaient le troubler dans son sommeil.

Après avoir longé pendant plus d’une heure ce boulevart de rochers, notre pilote nous montra une sommité plus large, plus élevée que les autres, et qui s’avançait plus au loin dans la mer. C’était le Cap-Nord il ressemble à une