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L’abbé de Mably ne fait aucun effort pour éluder ou atténuer le fait de la conquête. Il en avoue toutes les violences, mais avec cette singulière apologie : « L’avarice des empereurs et l’insolence de leurs officiers avaient accoutumé les Gaulois aux injustices, aux affronts et à la patience. Ils ne sentaient point l’avilissement où la domination des Français[1] les jetait, comme l’aurait fait un peuple libre. Le titre de citoyens romains qu’ils portaient n’appartenait depuis long-temps qu’à des esclaves[2]. » Parti de là, il entre en plein système, en établissant pour toute personne vivant sous la domination franke, la prétendue faculté de changer de loi, et dès-lors la race gallo-romaine s’absorbe pour lui politiquement dans la société de ses vainqueurs[3]. « Un Gaulois, dit-il, après avoir déclaré qu’il renonçait à la loi romaine pour vivre sous la loi salique ou ripuaire, le sujet devenait citoyen, avait place dans les assemblées du champ de mars, et entrait en part de la souveraineté et de l’administration de l’état…[4]. » Le point capital est atteint, mais une grave difficulté se présente. Comment expliquer la distinction légale qui subsiste jusqu’au Xe siècle entre les Franks et les Romains ? L’auteur ne s’en émeut guère ; ses réminiscences des rhéteurs anciens lui viennent en aide, et il ajoute avec une assurance imperturbable : « Malgré tant d’avantages attachés à la qualité de Français, il est vrai que la plupart des pères de famille gaulois ne s’incorporèrent pas à la nation française et continuèrent à être sujets. On ne concevrait pas cette indifférence à profiter de la faveur de leurs maîtres, si l’on ne faisait attention que la liberté que tout Gaulois avait de devenir Français lavait la honte ou le reproche de ne l’être pas. Le long despotisme des empereurs, en affaissant les esprits, les avait accoutumés à ne pas même désirer d’être libres[5]. »

Le Charlemagne de l’abbé de Mably est, de même que celui du comte de Boulainvilliers, le restaurateur des assemblées nationales ; mais, en outre, il a des vertus que le publiciste gentilhomme ne s’était pas avisé de lui prêter, c’est un philosophe ami du peuple. « Quelque humilié que fût le peuple depuis l’établissement des seigneuries et d’une noblesse héréditaire, il en connaissait les droits

  1. Montesquieu et Dubos s’étaient gardé de ce ridicule anachronisme ; ils avaient toujours écrit les Francs.
  2. Observations sur l’histoire de France, édition de 1788, tom. I, pag. 243.
  3. Voyez plus haut chapitre II, pages 762 et suivantes.
  4. Observations sur l’histoire de France, tom. i, pag. 248.
  5. Ibid., pag. 249. — Remarques et preuves, pag. 315 et 316.