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CONCERT DE MADEMOISELLE GARCIA.

qu’une débutante recule devant ce rôle ; bien au contraire, c’est par ce motif même qu’il faut qu’elle le joue à son tour. La Malibran, la Pasta, Mme Fodor, qui vous voudrez encore, ont chanté tel opéra ; chantez-le donc aussi, et que, par vous comme par elle, cet opéra devienne nouveau pour nous… Mais je m’aperçois que, sans y penser, je donne à Mlle Garcia des conseils dont elle n’a pas besoin. J’aurais dû borner cet article à un seul mot : la Malibran est revenue au monde, il n’y a pas d’inquiétude à avoir, et on n’a qu’à la laisser faire.

Le jour même où j’ai entendu Mlle Garcia, en passant le matin sur le Pont-Royal j’ai rencontré Mlle Rachel. Elle était dans un cabriolet de place avec sa mère, et, chemin faisant, elle lisait ; probablement elle étudiait un rôle. Je la regardais venir de loin, son livre à la main, avec sa physionomie grave et douce, plongée dans une préoccupation profonde ; elle jetait un coup d’œil sur son livre, puis elle semblait réfléchir. Je ne pouvais m’empêcher de comparer en moi-même ces deux jeunes filles, qui sont du même âge, destinées toutes deux à faire une révolution et une époque dans l’histoire des arts ; l’une sachant cinq langues, s’accompagnant elle-même avec l’aisance et l’aplomb d’un maître, pleine de feu et de vivacité, causant comme une artiste et comme une princesse, dessinant comme Grandville, chantant comme sa sœur ; l’autre, ne sachant rien que lire et comprendre, simple, recueillie, silencieuse, née dans la pauvreté, n’ayant pour tout bien, pour toute occupation et pour toute gloire, que ce petit livre qui s’en allait vacillant dans sa main. Elles sont pourtant sœurs, me disais-je, ces deux enfans qui ne se connaissent pas, qui ne se rencontreront peut-être jamais. Il y a entre elles une parenté sacrée, le même point de départ et deux routes si diverses, le même but et deux résultats si différens ! Celle-là n’a qu’à ouvrir les lèvres pour que tout le monde l’aime et l’admire ; on pourrait dire qu’elle est née fleur, et que la musique est son parfum ; et celle-ci, quel travail, quel effort ne faut-il pas à cette petite tête pour comprendre la délicatesse d’un courtisan de Louis XIV, la noblesse et la modestie de Monime, l’ame farouche de Roxane, la grace des muses, la poésie des passions ! quelle difficulté dans sa tâche, et quel prodige qu’elle y réussisse ! Oui, le génie est un don du ciel, c’est lui qui déborde dans Pauline Garcia comme un vin généreux dans une coupe trop pleine ; c’est lui qui brille au fond des yeux distraits de Rachel comme une étincelle sous la cendre. Oui, il y a dans ce moment-ci un coup de vent dans le monde des arts ; la tradition ancienne était une admirable convention, mais c’était une convention ; le débordement romantique a été un déluge effrayant, mais une importante conquête. Le joug est brisé, la fièvre est passée ; il est temps que la vérité règne, pure, sans nuages, dégagée de l’exagération de la licence, comme des entraves de la convention. Le retour à la vérité est la mission de ces deux jeunes filles. Qu’elles l’accomplissent ! qu’elles suivent leur chemin ! Il ne m’appartient malheureusement pas de les suivre, mais je puis du moins les regarder partir, et boire à leur santé le coup de l’étrier.