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parlement et le corps électoral, s’élève chaque jour plus compacte une opinion libérale ou bourgeoise, pour employer une expression qui a cours aussi de l’autre côté de la Manche. Cette opinion s’efforce de se dégager des passions démagogiques et des précipitations de l’inexpérience ; elle devient plus réservée à mesure qu’elle se sent plus puissante et moins éloignée du pouvoir.

Le parti conservateur est fort sans doute par les intérêts nombreux qui lui rattachent l’église, le barreau, la magistrature, les classes agricoles, aussi bien que par l’habileté pratique de ses chefs, et ses théories sociales peuvent se défendre par des raisons sinon solides, du moins ingénieuses. Ainsi le font en Angleterre des publicistes éminens, ainsi l’a tenté en France, à un point de vue bien plus philosophique, le comte de Maistre, qui est un tory catholique, c’est-à-dire un tory conséquent ; car quoique le catholicisme puisse très bien ne pas aboutir au torysme en politique, le torysme devrait logiquement conduire au catholicisme en religion. Mais il est bien évident que nul n’est tory s’il n’a ses raisons pour cela, à savoir, s’il n’a intérêt personnel à maintenir les gros bénéfices, le droit d’aînesse, les lois céréales, la confusion des juridictions, etc.

Aussi, dans les rangs de l’aristocratie elle-même les cadets sans existence, dans les professions libérales les hommes de lettres et les artistes, dans les ordres sacrés tous les ministres dissidens, dans la masse de la nation les classes moyennes tout entières, à l’exception de la partie qui recherche et espère l’adoption aristocratique, la plupart des artisans de leur propre fortune enfin appartiennent à cette opinion libérale, la plus nombreuse fraction de la chambre des communes après le parti tory, opinion qui, sous la dénomination de radicalisme modéré, s’efforce de se tracer une voie distincte entre le parti révolutionnaire et le parti whig, repoussant les violences de l’un et restant étrangère aux scrupules de l’autre, sans renoncer pourtant à s’appuyer sur celui-ci dans les chambres, et sur celui-là dans la nation.

La situation d’un tel parti est délicate assurément, pressé qu’il est entre une force parlementaire disciplinée de vieille date, et une force brutale qui le compromet plus souvent qu’elle ne le sert. Aussi le voit-on, malgré les cent cinquante voix dont il dispose, incertain dans ses plans, timide dans ses allures, quelquefois compromis par les déclamations de la place publique, le plus souvent contraint de s’effacer derrière l’aristocratie whig, et plus habile à ajourner les difficultés qu’à les résoudre.