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ties et les intérêts, que le goût souffre et que les délicats sont malheureux.

La parole vive, spirituelle, brillante, y a son jeu, son succès, je le sais bien ; mais, tout à côté, la parole pesante y a son poids. Qu’y faire ? On ne peut tout unir On avance beaucoup sur plusieurs points, on perd sur un autre ; l’utile dominant se passe aisément du fin et le Bédoch (puisque Bédoch il y a) ne se marie que de loin avec le Louis XIV.

Nous en conviendrons d’ailleurs, M. de Fontanes n’aimait point assez sans doute les difficultés des choses ; il n’en avait pas la patience ; et l’on doit regretter pour son beau talent de prose qu’il ne l’ait jamais appliqué à quelque grand sujet approfondi. L’Histoire de Louis XI qu’il avait commencée est restée imparfaite : une Histoire de France, dont il parlait beaucoup, n’a guère été qu’un projet. Lui-même cite quelque part Montesquieu, lequel, à propos des lois ripuaires, visigothes et bourguignonnes, dont il débrouille le chaos, se compare à Saturne qui dévore des pierres. L’estomac de son esprit, à lui, n’était pas de cette force-là. Son ami Joubert, en le conviant un peu naïvement à la lecture de Marculphe avait soin toutefois de ne lui conseiller que la préface. Son imagination l’avait fait, avant tout, poète, c’est-à-dire volage.

On est curieux de savoir, dans ce rôle important et prolongé de Fontanes au sein de la littérature, soit avant 89, soit depuis 1800, quelle était sa relation précise avec Delille. Était-il disciple, était-il rival ? — Ayant débuté en 1780, c’est-à-dire dix ans après le traducteur des Géorgiques, Fontanes le considérait comme maître, et en toute occasion il lui marqua une respectueuse déférence. Mais il est aisé de sentir qu’il le loue plus qu’il ne l’adopte, et que, depuis la traduction des Géorgiques, il le juge en relâchement de goût. D’ailleurs, il appuya l’homme des Champs dans le Mercure[1] ; lorsqu’il s’agit de rétablir l’absent boudeur sur la liste de l’institut, il prit sur lui de faire la démarche, et, sans avoir consulté Delille, il se porta garant de son acceptation. Les choses entre eux en restèrent là dans une mesure parfaitement décente, plus froide pourtant que ces témoignages ne donneraient à penser. Delille n’avait qu’un médiocre empressement vers Fontanes. En poésie et en art, on est dispensé d’aimer ses héritiers présomptifs, et Fontanes a pu parfois sembler à Delille un héritier collatéral, qui aurait été quelque peu un as-

  1. Fructidor an VIII. On trouve encore un article de lui sur la nouvelle édition des Jardins, fructidor an IX.