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il admet, comme un fait historique, le choix libre des lois personnelles sous la première et la seconde race, et donne à cette grave erreur l’immense autorité de son nom :

« Les enfans, dit-il, suivaient la loi de leur père, les femmes celle de leur mari, les veuves revenaient à leur loi, les affranchis avaient celle de leur patron. Ce n’est pas tout, chacun pouvait prendre la loi qu’il voulait ; la constitution de Lothaire exigea que ce choix fût rendu public[1]… Mais pourquoi les lois saliques acquirent-elles une autorité presque générale dans le pays des Francs ? Et pourquoi le droit romain s’y perdit-il peu à peu, pendant que, dans le domaine des Visigoths, le droit romain s’étendit et eut une autorité générale ? Je dis que le droit romain perdit son usage chez les Francs à cause des grands avantages qu’il y avait à être Franc, Barbare, ou homme vivant sous la loi salique ; tout le monde fut porté à quitter le droit romain pour vivre sous la loi salique ; il fut seulement retenu par les ecclésiastiques, parce qu’ils n’eurent point d’intérêt à changer[2]

Singulier et triste exemple de la faiblesse de l’attention humaine dans ceux même qui sont doués de génie. Montesquieu ne s’aperçoit pas que cette conquête des Barbares, qu’il vient de caractériser si énergiquement, s’anéantit sous sa plume, qu’elle ne fait que paraître et disparaître comme une vaine fantasmagorie ; que, si chacun pouvait à son gré devenir membre de la nation conquérante, il n’y a plus sérieusement ni vainqueurs, ni vaincus, ni Franks, ni Romains ; que ce sont des distinctions sans valeur dans l’histoire de nos origines. Avec cette faculté laissée aux vaincus de prendre la loi, c’est-à-dire les priviléges de la race victorieuse, que devient l’orgueil des Franks, leur mépris pour les Romains, l’oppression légale que, selon Montesquieu lui-même, ils firent peser sur eux, en un mot cette cruelle différence (l’expression lui appartient) qui, établie entre les deux races à tous les degrés de la condition sociale, prolongea pour les indigènes les misères de l’invasion[3] ?

Montesquieu fut induit en erreur par deux textes qu’il examina trop légèrement. Le premier est le titre 41 d’une ancienne rédaction de la loi salique, on y lit : « Si quelque homme libre tue un Franc, ou un Barbare, ou un homme vivant sous la loi salique[4]… » ce qui

  1. Ibid. liv. XXVIII, chap. II.
  2. Ibid., liv. XXVIII, chap. IV.
  3. Ibid., liv. XXVIII, chap. III.
  4. Si quis ingenuus Franco aut barbarum aut hominem qui salica lege vivit occiderit…