Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/712

Cette page a été validée par deux contributeurs.
708
REVUE DES DEUX MONDES.

Bajazet, écoutez, je sens que je vous aime,
Vous vous perdez.

Puisque vous ne voulez pas d’ironie, enseignez-nous comment il faut prononcer autrement que notre jeune tragédienne :

Vous jouirez bientôt de son aimable vue.

Puisque vous aimez la passion, l’énergie, je dirais presque la férocité, trouvez donc l’accent de ce vers :

Ma rivale à mes yeux s’est enfin déclarée.

Puisqu’enfin vous refusez à Mlle Rachel ce qu’on appelle la sensibilité, c’est-à-dire l’expression qui sort du cœur, essayez donc de répéter après elle :

Tu ne saurais jamais prononcer que tu m’aimes.

Pour parler sérieusement, la critique a des droits que nul ne conteste ; c’est à juste titre que des hommes de sens et d’esprit, qui ont fait leurs preuves et qui sont en possession d’une réputation légitime, parlent et discutent sur toute chose, donnent des arrêts quelquefois légers, mais fins, piquans, et qui se font toujours lire ; si quelques-uns s’en plaignent, tous en profitent ; oui, la critique est une vraie puissance, et l’une des plus grandes aujourd’hui.

Oui, lorsqu’une jeune fille débute, lorsqu’elle arrive sur un théâtre qu’elle ne connaît pas, où elle doit craindre plus qu’espérer, où rien ne la soutient encore ; lorsque le public qui l’ignore et qui ne se donne la peine de rien deviner la laisse jouer dans le désert des pièces qu’il s’est habitué à abandonner ; et lorsque dans cette solitude, l’artiste, inconnue, mais fidèle à sa conscience, révèle courageusement son talent, sans regarder qui est là ni si on l’écoute ; oui, la critique alors a une noble tâche à remplir ; c’est d’écouter, de prendre la plume, d’avertir le public qu’il faut venir, et le public vient. Cette foule blasée, indifférente, dont on a gâté le goût, assourdi les oreilles, quitte l’Opéra, le boulevart, voire même la rue Saint-Denis, et accourt ; elle s’assied, elle fait silence, elle voit qu’on ne l’a pas trompée, et tout Paris se dérange le lendemain pour venir entendre, au milieu de cinq actes qu’il sait par cœur, cent vers récités par un enfant.

Oui, lorsque plus tard cette même jeune fille, devenue femme, sûre d’elle-même et de sa réputation, adoptée depuis long-temps par tous, paraît dans un rôle nouveau, la critique a encore une belle part ; c’est de veiller sur la gloire de l’artiste, de ne pas la laisser descendre de la place qu’elle a conquise, de l’avertir à son tour, et au besoin de la blâmer, de faire en un mot l’office de la vigie qui annonce la terre et marque aussi l’écueil.

Mais quand on est encore aux premiers pas, quand cette enfant qui ne doit