Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/687

Cette page a été validée par deux contributeurs.
683
LA PRÉFACE DE RUY BLAS.

M. Hugo commence par diviser son auditoire en trois classes : les femmes, les penseurs, la foule. Les femmes veulent des passions, les penseurs des caractères, la foule de l’action. De là trois formes de poésie dramatique : la passion sans caractères et sans action ou la tragédie, les caractères sans passion et sans action, ou la comédie, et l’action sans caractères et sans passion, ou le mélodrame. Quoique la tragédie et la comédie ne soient pas exactement conformes à la définition qu’en donne M. Hugo, quoique les bonnes tragédies et les bonnes comédies ne puissent se passer d’action, nous voulons bien accepter comme vrais, comme littéralement exacts, les termes de ces trois définitions. Ces termes une fois acceptés, que le public décide à quelle forme dramatique appartiennent les pièces de M. Hugo. A-t-il écrit, depuis onze ans, une comédie ou une tragédie ? S’est-il jamais proposé la peinture des passions ou le développement des caractères ? Il est impossible de poser la question plus nettement que ne le fait M. Hugo ; il nous semble également impossible qu’une seule et même réponse ne sorte pas de toutes les bouches. Tout en reconnaissant le mérite poétique de Cromwell, de Marion de Lorme, d’Hernani et du Roi s’amuse, nous ne pouvons croire que les femmes ou les penseurs, que M. Hugo prend pour juges et dont nous proclamons avec lui la compétence, trouvent dans aucun de ces ouvrages la peinture des passions ou le développement des caractères, c’est-à-dire, selon les termes de M. Hugo, une tragédie ou une comédie. Ces quatre poèmes, injustement appelés drames, ne sont que des odes dialoguées. Il n’y a là-dessus qu’un avis que nous enregistrons, que nous formulons sous la dictée de l’opinion publique. Quant aux trois pièces en prose qui sont venues après ces odes dialoguées, elles sont jugées depuis long-temps avec la même unanimité. Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo sont de purs mélodrames, et encore devons-nous ajouter, pour être vrai, que ces mélodrames relèvent du spectacle bien plus que de l’action. Ainsi, d’après la triple théorie exposée par M. Hugo, le poète qui a débuté par Cromwell et qui vient d’écrire Ruy Blas, ne s’adresse ni aux femmes, ni aux penseurs, et ne satisfait, n’amuse que les yeux de la foule. Il est étranger à la peinture des passions, au développement des caractères, et lorsqu’il lui arrive d’inventer une action dramatique, il fait au plaisir des yeux une part si grande, si importante, il viole si souvent les lois de la vraisemblance, il jette si hardiment sur la scène des hommes qui n’ont de commun avec nous que le nom, il obéit si aveuglément à la fantaisie, et il traite