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ÉCRIVAINS MORALISTES ET CRITIQUES DE LA FRANCE.

qui s’en tire comme elle peut. Mais aussi il désarçonne parfois cette ame, cet esprit, ce cavalier intraitable, et alors il vit des mois entiers en bête (il nous l’assure) sans penser, couché sur sa litière. « Vous voyez, poursuit-il, que mon existence ne ressemble pas tout-à-fait à la béatitude et aux ravissemens où vous me supposez plongé. J’en ai quelquefois cependant, et si mes pensées s’inscrivaient toutes seules sur les arbres que je rencontre, à proportion qu’elles se forment et que je passe, vous trouveriez, en venant les déchiffrer dans ce pays-ci après ma mort, que je vécus par-ci par-là plus Platon que Platon lui-même : Platone platonior. »

Une de ces pensées, par exemple, qui s’inscrivaient toutes seules sur les arbres, tandis qu’il se promenait par les bois un livre à la main, la voulez-vous savoir ? la voici : elle lui échappe à la fin de cette même lettre :

« Il me reste à vous dire sur les livres et sur les styles une chose que j’ai toujours oubliée. Achetez et lisez les livres faits par les vieillards qui ont su y mettre l’originalité de leur caractère et de leur âge. J’en connais quatre ou cinq où cela est fort remarquable. D’abord le vieil Homère, mais je ne parle pas de lui. Je ne dis rien non plus du vieil Eschyle : vous les connaissez amplement en leur qualité de poètes. Mais procurez-vous un peu Varron, Marculphi formulæ (ce Marculphe était un vieux moine, comme il le dit dans sa préface, dont vous pourrez vous contenter) ; Cornaro, de la Vie sobre. J’en connais, je crois, encore un ou deux, mais je n’ai pas le temps de m’en souvenir. Feuilletez ceux que je vous nomme, et vous me direz si vous ne découvrez pas visiblement, dans leurs mots et dans leurs pensées, des esprits verts, quoique ridés, des voix sonores et cassées, l’autorité des cheveux blancs, enfin des têtes de vieillards. Les amateurs de tableaux en mettent toujours dans leurs cabinets ; il faut qu’un connaisseur en livres en mette dans sa bibliothèque. » — Que vous en semble ? Montaigne dirait-il mieux ? Vraie pensée de Socrate touchée à la Rembrandt !

M. Joubert est un esprit délicat avec des pointes fréquentes vers le sublime ; car, selon lui, « les esprits délicats sont tous des esprits nés sublimes, qui n’ont pas pu prendre l’essor, parce que, ou des organes trop faibles, ou une santé trop variée, ou de trop molles habitudes, ont retenu leurs élans. » Charmante et consolante explication ! Quelle délicatesse il met à ennoblir les délicats ! Il s’y pique d’honneur. Ainsi la qualité du cavalier est bien la même, ce n’est que le cheval qui a manqué.