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POÈTES ET CRITIQUES LITTÉRAIRES DE LA FRANCE.

mes en Washington. En face de ces hommes prodigieux qui apparaissent d’intervalle en intervalle avec le caractère de la grandeur et de la domination, il proclamait, comme non moins utile au gouvernement des états qu’à la conduite de la vie, le bon sens trop méprisé, cette qualité que nous présente le héros américain dans un degré supérieur, et qui donne plus de bonheur que de gloire à ceux qui la possèdent comme à ceux qui en ressentent les effets. « Il me semble que des hauteurs de ce magnifique dôme, Washington crie à toute la France : Peuple magnanime, qui sais si bien honorer la gloire, j’ai vaincu pour l’indépendance ; mais le bonheur de ma patrie fut le prix de cette victoire. Ne te contente pas d’imiter la première moitié de ma vie : c’est la seconde qui me recommande aux éloges de la postérité. » — Une allusion délicate, rapide, naturellement amenée, allait jusqu’à offrir aux mânes de Marie-Antoinette, devant tous ces témoins qu’il y associait, un commencement d’expiation.

Si, d’ailleurs, on voulait chercher dans ce discours à inspiration généreuse et clémente, qui remplit éloquemment son objet, une étude approfondie de Washington, et le détail creusé de son caractère, on serait moins satisfait ; on ne demandait pas cela alors ; l’orateur, dans sa justesse qui n’excède rien, s’est tenu au premier aspect de la physionomie connue : et puis Washington, dans sa bouche, n’est qu’un beau prétexte. Si l’on voulait même y chercher aujourd’hui de ces traits de forme qui devinent et qui gravent le fond, ce génie d’expression qui crée la pensée, cette nouveauté qui demeure, on courrait risque de n’être plus assez juste pour la rapidité, le goût, la mesure, la netteté, l’élévation sans effort, l’éclat suffisant, le nombre, tout cet ensemble de qualités appropriées, dont la réunion n’appartient qu’aux maîtres.

Cette noble harangue de bien-venue, qui ouvrait, pour ainsi dire, le siècle sous des auspices auxquels il allait si tôt mentir, ouvrait définitivement la seconde moitié de la carrière de M. de Fontanes. S’il avait été contrarié sans cesse et battu par le flot montant de la révolution, il arriva haut du premier jour avec le reflux. Nous n’avons plus qu’un moment pour le trouver encore simple homme de lettres : il est vrai que ce court moment ne fut pas perdu et va nous le montrer sous un nouveau jour. M. de Fontanes, que nous savons poète, devient un critique au Mercure.


Sainte-Beuve.