Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/628

Cette page a été validée par deux contributeurs.
624
REVUE DES DEUX MONDES.

pourra renverser, qu’il est des parties qu’aucune autorité ne saura sauver, chacun l’avoue hautement. Mais qui marquera ces limites ? qui distinguera la portion périssable de l’immortelle ? qui tracera sur la carte de l’intelligence ces frontières nouvelles de la foi et de la raison ? Sera-ce l’une ? sera-ce l’autre ? Voilà le débat qui commence.

Je n’ignore pas qu’aujourd’hui la philosophie se réconcilie solennellement avec le christianisme, en ce sens qu’elle veut l’absorber dans son sein, le convertir en sa propre substance, ou plutôt l’envahir comme une partie légitime de son empire. Elle ne le nie plus, elle ne le combat plus ; elle fait pis, elle le protége ; elle s’empare de chacun de ses dogmes pour en faire un théorème. Mais véritablement qui sera la dupe de l’embûche ? Si le christianisme consent à se laisser transformer, changer, manier, agrandir, atténuer comme une argile ductile, au gré de la spéculation, nul doute que l’alliance puisse durer. La philosophie n’a qu’à gagner à ce traité de paix. Hier elle prenait la terre par le droit du plus fort ; aujourd’hui, elle s’attribue le ciel, parce que je m’appelle lion, quia nominor leo.

La métaphysique de Hegel, de plus en plus maîtresse du siècle, est celle qui s’est aussi le plus vantée de cette conformité absolue de doctrine avec la religion positive. À la croire, elle n’était rien que le catéchisme transfiguré, l’identité même de la science et de la révélation évangélique, ou plutôt la bible de l’absolu. Comme elle se donnait pour le dernier mot de la raison, il était naturel qu’elle regardât le christianisme comme la dernière expression de la foi. Après des explications si franches, si claires, si satisfaisantes, qu’a-t-on trouvé en allant au fond de cette orthodoxie ? Une tradition sans évangile, un dogme sans immortalité, un christianisme sans Christ. Est-ce bien là ce qu’attendait l’église ?

Un jour aussi, dit la légende, on vit un pieux scolastique frapper à la porte d’un couvent des Ardennes ; il portait la barbe touffue d’un anachorète. À sa ceinture pendait la Somme de saint Thomas d’Aquin, qu’il murmurait chemin faisant. « Ouvrez, dit-il, j’arrive du désert. » Les portes s’ouvrent, on s’empresse autour de lui. Mais sous le froc, qui vit-on paraître ? L’éternel tentateur qui débuta par dire : « Et moi aussi, mes frères, je suis logicien. »

En cherchant l’identité de la science et de la croyance, la philosophie de notre temps s’est posé une question qui ne peut être résolue que par une perpétuelle approximation, jamais dans la réalité. C’est ce que les mathématiciens appellent une incommensurable, avec cette différence qu’ici la moindre fraction qu’on néglige est un monde.