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ni au doute, il ne lui restait qu’à se métamorphoser sans cesse et à s’ensevelir, pour en finir, les yeux fermés, dans le spinosisme. Cet état, que l’on ne croirait pas supportable, est dépeint avec beaucoup de vérité dans une lettre à l’un de ses amis qui est aussi son disciple. Cette lettre jette un jour si étonnant sur l’état des esprits, que je ne puis m’abstenir d’en citer quelques passages. Je ne crois pas que l’on ait jamais considéré l’abîme avec un plus tranquille désespoir.

« Si vous envisagez, mon ami, l’état présent des sciences et leur développement imprévu, que pressentez-vous de l’avenir, je ne dis pas seulement de la théologie, mais du christianisme lui-même, tel que la réforme l’a fait ? Quant au christianisme ultramontain, il est ici hors de cause ; car, si l’on veut trancher du glaive de l’autorité le nœud de la science et de la raison humaine, si l’on se sert de sa puissance pour se soustraire à tout examen, il est visible que l’on est dispensé de s’inquiéter de ce qui passe au dehors ; mais c’est ce que nous ne pouvons ni ne voulons faire : au contraire, nous acceptons les temps tels qu’ils sont, et de là je pressens qu’il faudra bientôt nous passer de ce que plusieurs croient encore être le fond et l’ame même du christianisme. Je ne parle pas ici de l’œuvre des sept jours, mais bien de l’idée même de la création, telle qu’elle est en général adoptée, et même indépendamment de la chronologie de Moïse. Malgré le travail et les explications des commentateurs, combien de temps cette idée prévaudra-t-elle encore contre la force des théories fondées sur des combinaisons scientifiques auxquelles nul ne peut échapper dans un temps où les résultats généraux deviennent si promptement la propriété de tous ? Et nos miracles de l’Évangile (car je ne dirai rien de ceux de l’Ancien Testament), combien de temps se passera-t-il jusqu’à ce qu’ils tombent de nouveau, à leur tour, par des raisons plus respectables et mieux fondées que celles des encyclopédistes français ? Car ils tomberont sous ce dilemme : ou l’histoire entière à laquelle ils appartiennent est une fable dans laquelle il est impossible de discerner le vrai du faux, et, dans ce cas, le christianisme paraît sortir, non plus de Dieu, mais du néant lui-même ; ou bien, si ces miracles sont des faits réels, nous devrons accorder que, puisqu’ils ont été produits dans la nature, ils ont encore des analogues dans la nature, et c’est l’idée même du miracle qui sera renversée. Qu’arrivera-t-il alors, mon cher ami ? Je ne vivrai plus dans ce temps ; alors je reposerai tranquillement endormi. Mais vous, mon ami, et ceux qui sont de votre âge, et tant d’autres qui ont les mêmes sentimens que nous, que prétendez-vous