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REVUE. — CHRONIQUE.

voilà toute une nation qui, au XIXe siècle, en revient à la législation des Ripuaires ou des Francs saliens, au principe absolu du talion, pied pour pied et œil pour œil ! Cependant où s’arrêteront ces représailles qui s’engendrent incessamment les unes les autres, si Cabrera, qui est maître de trois mille prisonniers, en immole aux mânes des siens autant que les juntes constitutionnelles en auront fait fusiller ? Ces malheureux ont vraiment bien raison d’écrire aux nouvelles autorités de Valence, pour les conjurer de moins venger les morts, afin de ne point faire égorger les vivans.

Pour compléter le tableau de la situation de l’Espagne, il faudrait maintenant dresser l’interminable liste des invasions à main armée, des exactions, des meurtres, des incendies, dont il n’y a peut-être pas un village de ce pays qui n’ait eu sa part et ne demeure constamment menacé depuis cinq ans. Le gendre du duc de Frias a été tout récemment enlevé et emmené dans les montagnes par des brigands, si, bien que le président du conseil d’Espagne pourrait presque dire comme Ruy-Blas, dans la nouvelle pièce de M. Hugo :

Hier, on m’a volé, moi, près du pont de Tolède.

Deux ou trois jours après le mouvement de Valence, on y apprenait qu’une diligence de Madrid, escortée par trente gardes nationaux, avait été pillée au Toboso, que les gardes nationaux avaient été tués et plusieurs voyageurs forcés de suivre les bandits qui venaient de faire cette expédition ; et tous les honnêtes gens de craindre que la populace ne demande encore quelques exécutions de prisonniers ! Voilà l’Espagne ! Que la nation ne fasse pas un grand effort pour se relever de tant de misère et d’abaissement, c’est ce que je ne comprends pas, si le parti constitutionnel, ou plutôt si ceux qui ne veulent pas de don Carlos, sont en majorité, s’ils sont la nation, comme je le crois encore. L’Espagnol, je le sais, a reçu du ciel des trésors de patience ; peut-être ne les a-t-il pas encore entièrement dépensés. Pour moi, je commence à les regarder comme inépuisables. Au moins si j’apercevais un homme qui pût s’emparer de l’avenir et le diriger ! Mais cette révolution n’en a pas enfanté un seul. L’Angleterre de 1640 a eu Cromwell ; l’indépendance de l’Amérique du Nord a eu Washington ; la révolution française a produit Lafayette et Napoléon ; celle de l’Amérique du Sud se résume en Bolivar. Je cherche vainement en Espagne Cromwell ou Napoléon, et pardonnez-moi ce mot, à moi qui ne suis pas terroriste, je ne trouve même pas Robespierre. Il y a deux jours, en causant de Narvaez avec un homme d’esprit qui connaît bien son Espagne et la sait par cœur, on prétend, lui disais-je, que Narvaez aspire à la dictature. C’est vrai, me répondit-il, mais il porterait la dictature comme un nain les armes d’Achille. Et cependant, monsieur, combien d’Espagnols rêvent maintenant un dictateur ! Si cela continue, l’opinion publique aura bientôt amnistié les afrancesados.

Heureusement pour la cause de la reine, don Carlos ne paraît pas en position de frapper, au milieu de ce désordre, un coup décisif, et quoique ses armes aient fait incontestablement de grands progrès, ni lui, ni ses lieutenans, n’osent attaquer aucune ville de premier ou même de second ordre. L’armée d’Espartero n’est pas entamée, et si les généraux constitutionnels