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MARGOT.

derie qu’elle venait de faire : S’en est-il aperçu ? se demanda-t-elle ; dort-il ? ou en fait-il semblant ? S’il s’en est aperçu, comment n’a-t-il pas ôté sa main ? et, s’il dort, comment cela ne l’a-t-il pas réveillé ? Peut-être me méprise-t-il trop pour daigner me montrer qu’il a senti mon pied ; peut-être qu’il en est bien aise, et qu’en feignant de ne pas le sentir, il s’attend que je vais recommencer ; peut-être croit-il que je dors moi-même. Il n’est pourtant pas agréable d’avoir le pied d’un autre sur sa main, à moins qu’on n’aime cette personne-là. Mon soulier doit avoir sali son gant, car nous avons beaucoup marché aujourd’hui ; mais peut-être qu’il ne veut pas avoir l’air de tenir à si peu de chose. Que dirait-il si je recommençais ? Mais il sait bien que je n’oserai jamais ; peut-être devine-t-il mon incertitude, et s’amuse-t-il à me tourmenter. Tout en réfléchissant ainsi, Margot retirait doucement son pied, avec toute la précaution possible ; ce petit pied tremblait comme une feuille ; en tâtonnant dans l’obscurité, il effleura de nouveau le bout des doigts du jeune homme, mais si légèrement que Margot elle-même eut à peine le temps de s’en apercevoir. Jamais son cœur n’avait battu si vite ; elle se crut perdue, et s’imagina qu’elle avait commis une imprudence irréparable. Que va-t-il penser ? se dit-elle ; quelle opinion aura-t-il de moi ? Dans quel embarras vais-je me trouver ? Je n’oserai plus le regarder en face. C’était déjà une grande faute de l’avoir touché la première fois, mais c’est bien pis maintenant. Comment pourrai-je prouver que je ne l’ai pas fait exprès ? Les garçons ne veulent jamais rien croire. Il va se moquer de moi et le dire à tout le monde, à ma marraine peut-être, et ma marraine le dira à mon père ; je ne pourrai plus me montrer dans le pays. Où irai-je ? Que vais-je devenir ? J’aurai beau me défendre ; il est certain que je l’ai touché deux fois, et que jamais une femme n’a fait une chose pareille. Après ce qui vient de se passer, le moins qu’il puisse m’arriver, c’est de sortir de la maison. — À cette idée, Margot frissonna. Elle chercha long-temps dans sa tête quelque moyen de se justifier ; elle fit le projet d’écrire le lendemain une grande lettre à Gaston, qu’elle lui ferait remettre en secret, et dans laquelle elle lui expliquerait que c’était par mégarde qu’elle avait posé son pied sur sa main, qu’elle lui en demandait pardon, et qu’elle le priait de l’oublier. — Mais s’il ne dort pas ? pensa-t-elle encore ; s’il se doute que je l’aime ? s’il m’a devinée ? si c’était lui qui vînt demain me parler le premier de notre aventure ? s’il me disait qu’il m’aime aussi ? s’il me faisait une déclaration….. La voiture s’arrêta en ce moment. Gaston, qui dormait en conscience, étendit les bras