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à l’interroger sur ses projets, il n’a pu voir sans colère cette défiance et cette curiosité. Pour échapper aux questions indiscrètes, il s’est réfugié dans la solitude. À l’abri des regards indiscrets, libre de s’admirer, de s’adorer à toute heure, il est arrivé, en peu d’années, à l’oubli complet de tout ce qui n’est pas lui-même. Or, la résistance n’est pas moins nécessaire au développement de la pensée que le choc des corps au développement de la force musculaire. Le bras qui n’a jamais de poids à soulever s’énerve bien vite ; l’intelligence qui ne rencontre jamais la contradiction sur sa route perd sa vigueur avec la même rapidité. Privée de toutes les chances de renouvellement qu’elle trouverait dans la discussion, elle n’a plus d’autre plaisir, d’autre but que l’adoration de soi-même. En suivant cette pente fatale, M. Hugo ne pouvait manquer d’arriver à cette religion égoïste ; et, en effet, nous savons par les Voix intérieures comment il se console des conseils sévères qu’il appelle les cris de l’envie. Il affirme et il chante sa divinité ; il célèbre son génie tout-puissant dans des hymnes où la rage se cache sous le masque du mépris.

De cette piété constante envers soi-même, de cet orgueil démesuré à la folie il n’y a qu’un pas, et ce pas, M. Hugo vient de le franchir en écrivant Ruy-Blas. Désormais M. Hugo ne relève plus de la critique littéraire, car la critique n’a plus de conseils à lui donner. Il y a quelques années, il se plaisait à créer des monstres comme s’il eût craint, en copiant les modèles qu’il avait sous les yeux, d’être accusé de stérilité ; aujourd’hui, nous en avons l’assurance, il est arrivé à ne plus même savoir si les personnages nés de sa fantaisie appartiennent ou n’appartiennent pas à la famille humaine. Il n’y a plus pour lui ni types vrais, ni types monstrueux. Tout ce qu’il écrit est plein de sagesse, toutes les antithèses qu’il baptise d’un nom humain sont des hommes. Son intelligence n’est plus qu’un chaos ténébreux où s’agitent pêle-mêle des mots dont il a oublié la valeur. Nous sommes certain que notre conviction sera partagée par tous les hommes sérieux. M. Hugo s’est enfermé dans un dilemme impitoyable : ou Ruy-Blas est une gageure contre le bon sens, ou c’est un acte de folie. Si c’est une gageure, nous nous récusons, car la critique littéraire n’est pas appelée à juger de telles parties.


Gustave Planche.