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nous l’espérons, ne sera pas imitée par la foule ; car si Ruy-Blas était applaudi, il faudrait proclamer la ruine de la poésie dramatique.

Chacun des actes de cette pièce, que nous ne savons de quel nom appeler, se compose de scènes impossibles. Au premier acte, nous avons le contrat passé entre don Salluste et Ruy-Blas et l’embarquement de don César de Bazan. Si Ruy-Blas était autre chose qu’un pantin, il est évident qu’il n’accepterait pas le nom et les titres de don César, qu’il n’écrirait aucun des deux billets que lui dicte don Salluste. Or, s’il refusait d’écrire ces deux billets, la pièce s’arrêterait. M. Hugo a donc passé outre sans hésiter. Des obstacles si mesquins ne sont pas faits pour ébranler sa volonté. Il avait besoin de ces deux billets pour construire sa pièce, et, pour les obtenir, il n’a pas craint de violer les plus simples notions du bon sens.

Le second acte est consacré tout entier à la peinture de la cour d’Espagne. Cette peinture, qui devait être sérieuse, dont Schiller a tiré un si beau parti dans Don Carlos, est devenue, sous la plume de M. Hugo, une caricature puérile. Dans la pièce de Schiller, Élisabeth de Valois demande à voir sa fille, et la grande maîtresse de la cour, la duchesse d’Olivarès, lui répond que l’heure d’embrasser sa fille n’a pas encore sonné. Au second acte de Ruy-Blas, Marie de Neubourg veut se mettre à la fenêtre pour voir une fille qu’elle ne connaît pas, qui chante en passant, et la grande maîtresse lui rappelle que l’étiquette lui défend de se mettre à la fenêtre. La reine, pour se distraire de son ennui, demande à goûter, et la grande maîtresse lui répond que l’heure de son goûter n’est pas encore venue. Est-il possible de pousser plus loin la passion de la puérilité ? La reine reçoit une lettre de Charles II. Que contient cette lettre ? Une ligne qui résume en douze syllables tout ce que l’imagination peut rêver de plus ridicule et de plus niais : « Madame, il fait grand vent, et j’ai tué six loups. » Quelle que soit la sévérité du jugement porté par les historiens sur Charles II, il est absurde de lui prêter une pareille lettre. Quel a pu être le dessein de M. Hugo en traçant ce billet inconcevable ? A-t-il voulu justifier l’infidélité de la reine en démontrant l’imbécillité du roi ? Si tel a été son dessein, nous croyons qu’il s’est trompé ; car une femme mariée à un homme capable d’écrire une telle lettre oublie trop facilement le serment qu’elle a prononcé. Pour choisir un amant, pour se donner à lui, elle n’a pas besoin d’être emportée par la passion. Son mari n’a rien d’humain ; pour l’oublier, elle n’a pas de lutte à soutenir. La dentelle ramassée sur le banc du