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RUY-BLAS.

grossièrement dessinée, mais du moins il n’est qu’ennuyeux à force de vulgarité. C’est une de ces figures qui traînent depuis long-temps sur les tréteaux forains et qui ont le privilége d’égayer les marmots et les nourrices. Il faut plaindre l’auteur qui, pour accomplir la fusion du sérieux et du comique, se croit obligé de présenter sur la scène des personnages pareils à don Guritan. Contre une telle bévue, il n’y a rien à dire. Le blâme hésite, la colère balbutie ; on se résigne à la pitié.

Étant donnés les personnages que nous venons d’analyser, il était difficile que M. Hugo construisît une fable acceptable ; et en effet, depuis qu’il écrit pour le théâtre, il ne lui est jamais arrivé d’inventer un poème dramatique qui blesse aussi cruellement le goût et le bon sens. Hernani, Marion de Lorme et le Roi s’amuse ne sont que des odes dialoguées ; mais du moins le mérite lyrique de ces ouvrages nous rappelle à chaque instant que nous écoutons un poète. Si les personnages ne vivent pas, ils parlent une langue pleine de grandeur et d’énergie. Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo ne sont que des mélodrames où la pompe du spectacle remplace perpétuellement le développement des passions ; mais une fois résigné à nous contenter du plaisir des yeux, tout en nous affligeant de la vulgarité de ces ouvrages, nous ne pouvons contester l’habileté matérielle que l’auteur y a déployée. Dans Ruy-Blas, nous ne retrouvons ni le mérite lyrique d’Hernani, de Marion de Lorme et du Roi s’amuse, ni le mérite mélodramatique de Lucrèce Borgia, de Marie Tudor et d’Angelo. Toute la pièce n’est qu’un puéril entassement de scènes impossibles. Il semble que l’auteur se soit proposé de prendre la mesure de la patience publique. Il est vrai qu’il n’a pas abordé cette épreuve avec une entière franchise, car l’auditoire de la première représentation n’était pas composé au hasard. Pour être admis à l’inauguration du Théâtre de la Renaissance, il a fallu produire des certificats de moralité, d’orthodoxie ou de tolérance littéraire. C’est, à mon avis, un calcul très maladroit. Puisque M. Hugo, en écrivant Ruy-Blas, était résolu à montrer que la rime peut se passer du bon sens, il devait ouvrir à la foule les portes du théâtre et ne pas escamoter furtivement des applaudissemens que la foule ne confirmera pas. L’auditoire de la première représentation a fait preuve, nous l’avouons, d’une rare longanimité. Il a écouté sans murmurer une pièce qui ne relève ni de la réalité historique, ni de la réalité humaine, ni de la poésie lyrique, ni du mélodrame, dont les acteurs se traitent mutuellement comme autant de pantins incapables de sentir et de penser. Mais cette longanimité,