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RUY-BLAS.

La reine, placée entre la haine de don Salluste et l’amour de Ruy-Blas, se prête aux projets du ministre disgracié aussi docilement que si elle eût répété son rôle. Ruy-Blas lui apporte une lettre de son mari, elle reconnaît en lui, grace au morceau de dentelle dont nous avons parlé, l’adorateur mystérieux qui, chaque matin, dépose une fleur sur un banc du parc, et il n’en faut pas davantage pour l’enflammer. Elle devine, nous ne savons comment, que Ruy-Blas est doué d’un génie politique du premier ordre, et elle se décide à lui confier le gouvernement des affaires. Ruy-Blas, qui n’a d’autre mérite à nos yeux que d’avoir fait une lieue chaque jour pour cueillir une fleur, et d’avoir accepté la grandesse comme un vêtement neuf, Ruy-Blas devient premier ministre six mois après son entrée à la cour. Voilà ce qui s’appelle faire un chemin rapide. Parlez-moi des monarchies absolues pour abréger le noviciat politique. Dans un gouvernement parlementaire, Ruy-Blas aurait eu besoin de faire ses preuves à la tribune, sur le champ de bataille, ou dans les négociations ; mais dans l’Espagne du XVIIe siècle, il lui suffit d’aimer la reine et de lui plaire. Marie de Neubourg est une femme étrangement passionnée, une reine qui se soucie bien peu du sort de ses sujets, car elle n’hésite pas à voir dans l’homme qu’elle aime l’étoffe d’un premier ministre. Comment arrive-t-elle à cette conviction ? M. Hugo ne se donne pas la peine de nous l’apprendre. La reine se cache derrière une tapisserie pour écouter les paroles prononcées par Ruy-Blas dans le conseil ; lorsqu’il est demeuré seul, lorsqu’il a chassé, en les flétrissant, les ministres qui se partageaient l’Espagne comme le butin d’une victoire, elle n’hésite pas à lui avouer qu’elle l’aime. Ainsi la passion a fait de Marie de Neubourg une reine infidèle à ses devoirs politiques ; l’admiration de la reine pour son premier ministre efface de sa mémoire le serment qu’elle a fait à Charles II.

Il y aurait de l’injustice à ne pas reconnaître que la passion peut justifier la conduite de la reine ; bien des catastrophes politiques n’ont eu d’autre cause que la faiblesse d’une femme. Mais pour qu’une femme, fût-elle reine, nous intéresse après sa défaite, il faut qu’elle soit sincèrement passionnée. Or, Marie qui, par amour, a méconnu ses devoirs de reine, qui a fait de l’homme qu’elle aime son premier ministre, et qui, par admiration, est devenue la maîtresse de son premier ministre, n’a plus que de la haine et du mépris pour lui dès qu’elle apprend qu’il a porté la livrée six mois auparavant. L’amour qui ne résiste pas à une pareille épreuve est un amour menteur, et n’a rien de poétique. Ou elle trouvait Ruy-Blas assez