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RUY-BLAS.

son nom et de ses titres, il se contente de l’embarquer et de le vendre aux corsaires d’Afrique ? Ne devrait-il pas comprendre, une fois résolu à se venger, que la mort seule est discrète, et que l’homme qu’il dépouille de son nom et de ses titres, libre ou esclave, sera toujours à craindre ? Comment un homme rompu à la pratique des affaires, habitué à calculer le danger des demi-mesures, peut-il hésiter à tuer l’homme qui a refusé de servir sa vengeance et qui sait son secret ? Comment ne devine-t-il pas que l’amour de Ruy-Blas pour la reine, loin de faire de lui un instrument docile, doit au contraire l’associer étroitement à toutes les haines de Marie de Neubourg, et lui donner pour ennemis les ennemis de la reine ? Il serait certes impossible à M. Hugo de résoudre aucune de ces questions. Et cependant ces questions valent la peine d’être discutées ; car, une fois posées, elles deviennent contre le drame entier autant d’argumens impitoyables. Si elles demeurent sans réponse, un des personnages principaux de la pièce, celui qui tient dans ses mains tous les ressorts de la machine dramatique, le personnage de don Salluste, paraît aux yeux de tous tel qu’il est, c’est-à-dire absolument impossible. Comme les autres acteurs n’agissent que par lui, par sa volonté, comme ils ne font pas un mouvement qu’il n’ait prévu, avec lui, avec sa volonté s’évanouissent tous les acteurs. Il est le pivot de la pièce ; le pivot une fois détruit, tous les rouages sont condamnés à l’immobilité.

Le personnage de Ruy-Blas n’est pas conçu moins singulièrement que celui de don Salluste. Ruy-Blas est arrivé, c’est lui-même qui nous le dit, à la domesticité par la rêverie. À force de bâtir des châteaux en l’air, de se réciter des poèmes sans nombre qu’il n’écrivait pas, de s’affliger du sort de son pays, de prévoir les dangers de sa patrie, sans avoir l’espérance ou la force de les prévenir, il a passé à son insu de l’oisiveté à l’avilissement ; de rêveur il est devenu laquais. Je sais que M. Hugo peut invoquer, à l’appui de cette étrange création, l’exemple de Rousseau, qui a porté la livrée avant d’écrire Émile et la Nouvelle Héloïse ; mais il me semble que la domesticité de Rousseau ne justifie pas le personnage de Ruy-Blas, car Rousseau, dans ses Confessions, se montre à nous presque aussi fier que blessé de la livrée qu’il porte : il s’est mis aux gages d’un grand seigneur moins par nécessité que pour se donner le cruel plaisir de mépriser à l’office les paroles qu’il aura recueillies dans la salle à manger. L’avilissement n’est, chez lui, qu’une nouvelle forme de l’orgueil. Il rêve, il est fier de sa rêverie, il comprend les intérêts publics, il se sent appelé au gouvernement de la société, et il s’indigne d’être méconnu sans se résigner aux