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RUY-BLAS.

d’Hernani pour tous les faits inscrits dans la mémoire des hommes studieux est trop bien avéré pour qu’il soit utile d’y insister ; notre seul devoir est d’estimer les personnages de Ruy-Blas d’après les données ineffaçables de la conscience. Notre tâche, ainsi comprise, présente de nombreuses difficultés ; mais menée à bout sans découragement, sans dépit, elle donne à la critique plus de valeur et de portée. Comme il serait absurde de chercher dans la poésie dramatique autre chose que la vérité historique ou la vérité humaine, et comme M. Hugo ne tient aucun compte de la première, nous n’avons à nous occuper que de la seconde. Chacun pourra sans peine contrôler ce que nous dirons de la vérité humaine des personnages de Ruy-Blas ; car pour savoir si nous avons tort ou raison, si nous sommes juste ou injuste, il suffira de descendre en soi-même et d’interroger sa conscience.

Le sujet du nouveau drame de M. Hugo est, comme il était facile de le prévoir, une antithèse. Après avoir opposé le roi au bandit dans Hernani, après avoir réhabilité la courtisane dans Marion de Lorme, après avoir placé la hache du bourreau dans l’alcôve de Marie Tudor, l’auteur devait naturellement chercher, dans une antithèse nouvelle, le pivot de son nouvel ouvrage. Cette fois-ci, nous devons l’avouer, il s’est montré plus hardi que dans ses autres drames. Placer l’amour maternel dans le cœur de Lucrèce Borgia, entre l’inceste et l’adultère, pouvait passer pour une tentative audacieuse ; mais la donnée de Ruy-Blas laisse bien loin derrière elle Lucrèce Borgia et Marie Tudor. Une reine amoureuse d’un laquais, tel est le sujet choisi et traité par M. Hugo. Les marquises du XVIIIe siècle se faisaient mettre au bain par leurs laquais, et donnaient pour raison qu’un laquais n’est pas un homme ; M. Hugo a trouvé dans un laquais l’étoffe d’un amant pour la reine d’Espagne. Certes, une pareille donnée possède au moins le mérite de la singularité.

Le drame se noue et se dénoue entre trois personnages : un grand seigneur disgracié, le laquais du grand seigneur et la reine d’Espagne ; don Salluste, Ruy-Blas et Marie-Anne de Neubourg. Don Salluste était chef du cabinet de Madrid ; mais il a eu l’imprudence de séduire une des filles attachées au service de la reine ; sa maîtresse, pour se venger de son abandon, a traîné, selon l’expression de M. Hugo, son enfant dans les chambres du roi, et Marie de Neubourg a disgracié le premier ministre pour punir le libertin. Il est difficile de comprendre comment une reine, habituée à gouverner l’Espagne, ne se décide pas à fermer les yeux sur une faute grave sans doute, mais dont le châtiment ne saurait entrer en balance avec