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sous la règle ; mais aussi, à la première tracasserie temporelle que vous me susciterez, je vous promets de vous montrer encore une fois que je ne suis pas sans influence. Tous les cinq ans, lorsqu’on renouvellera votre élection, nous passerons marché comme aujourd’hui, si le marché d’aujourd’hui vous convient. Promettez-vous ? Voici la cloche qui nous appelle à l’église ; dépêchez-vous.

Il promit tout ce que je voulus ; mais il se retira sans confiance et sans espoir. Il ne pouvait croire qu’on renonçât à la victoire, quand on la tenait dans ses mains.

Il serait impossible de peindre l’angoisse qui contractait son visage, lorsque je fus proclamé prieur à la majorité de dix voix. Il avait l’air d’un homme foudroyé au moment d’atteindre aux astres. M’avoir tenu enfermé trois jours et trois nuits, s’être flatté de me trouver mort de faim et de froid, et tout à coup me voir sortir comme de la tombe, pour lui arracher des mains la victoire et m’asseoir à sa place sur la chaire d’honneur !

Chacun vint m’embrasser, et je subis cette cérémonie sans détromper le vaincu, jusqu’à ce qu’il vînt à son tour me donner le baiser de paix. Quand il eut accompli cette dernière humiliation, je le pris par la main, et, me dépouillant des insignes dont on m’avait déjà revêtu, je lui mis au doigt l’anneau, et à la main la crosse abbatiale ; puis je le conduisis à la chaire, et, m’agenouillant devant lui, je le priai de me donner sa bénédiction paternelle.

Il y eut une stupéfaction inconcevable dans le chapitre, et d’abord je trouvai beaucoup d’opposition à accepter cette substitution de personne ; mais les poltrons et les faibles emportèrent de nouveau la majorité, là où je voulais la constituer. Le scrutin de ce jour ne produisit rien ; mais celui du lendemain rendit, par mes soins et par mon influence, le priorat au trop heureux Donatien. Il me fit l’honneur de douter de ma loyauté jusqu’au dernier moment, me soupçonnant toujours de feindre un excès d’humilité, afin de m’assurer un pouvoir sans bornes pour toute ma vie. Il y avait peu d’exemple qu’un prieur n’eût pas été réélu, tous les cinq ans, jusqu’à sa mort ; mais le statut n’en restait pas moins en vigueur, et l’existence d’un rival important pouvait troubler la vie du vainqueur. Donatien pensait donc que je voulais amener à moi, par un semblant de vertu et de désintéressement romanesque, ceux qui lui étaient le plus attachés, afin de ne point avoir à craindre une réaction vers lui au bout de cinq ans. Au reste, c’est grâce à ce statut que la tranquillité de ma vie fut à peu près assurée. Les persécutions dont j’avais été