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SPIRIDION.

avec raison que le prieur n’oubliât pas, en recevant la crosse, les vieilles querelles du simple frère. C’est pourquoi les faibles s’étaient jetés dans son parti par frayeur, le croyant tout puissant, et ne voulant pas qu’il les punît d’avoir cabalé contre lui.

Dès que ceux-là virent une puissance se former contre la sienne et offrir quelque garantie, ils se rejetèrent facilement de ce côté, et le troisième jour j’avais une majorité incontestable. Je ne saurais t’exprimer, Angel, combien j’eus à souffrir secrètement de cette banale préférence, basée sur des intérêts d’égoïsme et revêtue des formes menteuses de l’estime et de l’affection. Les sales caresses de ces poltrons me répugnaient ; les protestations des autres intrigans, qui se flattaient de régner à ma place tandis que je serais absorbé dans mes spéculations scientifiques, ne me causaient pas moins de dégoût et de mépris. — Vous triompherez, me disaient-ils d’un air lâchement fier, en sortant de ma cellule. — Dieu m’en préserve ! répondais-je lorsqu’ils étaient sortis.

Le jour de l’élection, Donatien vint me réveiller avant l’aube. Il n’avait pu fermer l’œil de la nuit. — Vous dormez comme un triomphateur, me dit-il. Êtes-vous donc si sûr de l’emporter sur moi ? — Il affectait le calme ; mais sa voix était tremblante, et le trouble de toute sa contenance révélait les angoisses de son ame. — Je dors avec une double sécurité, lui répondis-je en souriant, celle du triomphe et celle de la plus parfaite indifférence pour ce même triomphe. — Frère Alexis, reprit-il, vous jouez la comédie avec un art au-dessus de tout éloge. — Frère Donatien, lui dis-je, vous ne vous trompez pas. Je joue la comédie, car je brigue des suffrages dont je ne veux pas profiter. Combien voulez-vous me les payer ? — Quelles seraient vos conditions ? dit-il en feignant de soutenir une plaisanterie ; mais ses lèvres étaient pâles d’émotion et son œil étincelant de curiosité. — Ma liberté, répondis-je, rien que cela. J’aime l’étude, et je déteste le pouvoir ; assurez-moi le calme et l’indépendance la plus absolue au fond de ma cellule. Donnez-moi les clés de toutes les bibliothèques, le soin de tous les instrumens de physique et d’astronomie, et la direction des fonds appliqués à leur entretien par le fondateur ; donnez-moi la cellule de l’observatoire, abandonnée depuis la mort du dernier moine astronome. Enfin, dispensez-moi des offices ; et, à ce prix, vous pourrez me considérer comme mort. Je vivrai dans mon donjon, et vous sur votre chaire abbatiale, sans que nous ayons jamais rien de commun ensemble. À la première affaire temporelle dont je me mêlerai, je vous autorise à me remettre