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SPIRIDION.

raissait sublime à quelques-uns, sensée à plusieurs autres, étrange et de mauvais augure à un plus grand nombre. Trente voix, qui ne s’entendaient pas sur le choix de leur candidat, avaient combattu son élection. Il était déjà évident qu’elles allaient se reporter sur moi. Trois jours de nouvelles réflexions et de plus amples informations pouvaient détacher bien des partisans. Chacun le sentit, et la majorité, qui avait été surprise et comme enivrée par la précipitation des meneurs, se réjouit du retard que je venais apporter au dénouement.

Une heure après la clôture de cette séance orageuse, ma cellule était assiégée des meneurs de mon parti, car j’avais déjà un parti malgré moi, et un parti très ardent. Donatien n’était pas médiocrement haï, et je dois à la vérité de dire que tout ce qu’il y avait de moins avili et de moins corrompu dans l’abbaye était contre lui. Ma colère était déjà tombée, et les offres qu’on me faisait n’éveillaient en moi aucun désir de puissance monacale. J’avais de l’ambition, mais une ambition vaste comme le monde, l’ambition des choses sublimes. J’aurais voulu élever un beau monument de science ou de philosophie, trouver une vérité et la promulguer, enfanter une de ces idées qui soulèvent et remplissent tout un siècle, gouverner enfin toute une génération, mais du fond de ma cellule et sans salir mes doigts à la fange des affaires sociales ; régner par l’intelligence sur les esprits, par le cœur sur les cœurs, vivre en un mot comme Platon ou Spinosa. Il y avait loin de là à la gloriole de commander à cent moines abrutis. La petitesse pompeuse d’un tel rôle soulevait mon ame de dégoût ; mais je compris quel parti je pouvais tirer de ma position, et j’accueillis mes partisans avec prudence. Avant le soir, les trente voix qui avaient résisté à Donatien s’étaient déjà réunies sur moi. Donatien en fut plus irrité qu’effrayé. Il vint me trouver dans ma cellule, et il essaya de m’intimider en me disant que, si je me retirais de la candidature, il ne me reprocherait point mes hérésies à lui bien connues ; que les choses pouvaient encore se passer honorablement pour moi et tranquillement pour lui, si je me contentais de la petite victoire que j’avais obtenue en retardant son élection ; mais que, si je me mettais sur les rangs pour le priorat, il ferait connaître quelles étaient mes occupations, mes lectures, et sans doute mes pensées, depuis plus de cinq ans. Il me menaça de dévoiler la fraude et la désobéissance où j’avais vécu tout ce temps-là, dérobant les livres défendus et me nourrissant durant les saints offices, dans le temple même du Seigneur, des plus infâmes doctrines.