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Arrive alors Maximien, qui leur fait en vain des offres séduisantes ; ils refusent, et comme Dieu les juge dignes de la couronne du martyre, on leur tranche la tête ; puis une bonne femme les ensevelit pieusement.

La naïve et curieuse pièce paraîtrait devoir finir ici, d’après nos habitudes théâtrales ; mais les infatigables spectateurs du XVe siècle ne pouvaient pas se contenter de si peu. Il y a encore une journée consacrée à la représentation des joies de Crespin et de Crespinien dans le ciel, et des miracles accomplis sur leur tombeau.

Ce mystère, publié avec un grand soin par M. Chabaille (déjà connu par son excellent Supplément au roman de Renart), et par M. Dessalles, n’a pas un grand intérêt linguistique ; mais il jette un nouveau jour sur les mœurs dramatiques de nos pères, si simples, si bizarres et si grossières. On ne possédait jusqu’ici qu’un très petit nombre de mystères imprimés, et en livrant à l’impression le Saint Crespin, les éditeurs ont rendu un vrai service, non-seulement à l’histoire de notre ancienne littérature, mais encore à celle des croyances et des habitudes du moyen-âge. Comme le disait avec raison Raynouard, au moment où nos dramaturges, par les pas rétrogrades qu’ils font faire à la muse du théâtre, sont près d’arriver au point d’où nos aïeux étaient partis, en ouvrant la carrière dramatique, il est intéressant, sous tous les rapports, d’étudier ces singulières œuvres théâtrales ; on ne saurait donc trop encourager ceux qui se livrent à ces ingrates et utiles reproductions.


Le Roman du roi Flore et de la belle Jeanne[1]. — Malgré sa ressemblance avec plusieurs autres romans du moyen-âge, avec le Roman de la Violette, par exemple, malgré un plan assez vulgaire, cette courte composition en prose, qu’il faut rapporter au XIIIe siècle, est un petit chef-d’œuvre de grace et d’élégance. M. Michel a raison de dire, dans les quelques lignes qu’il a mises au-devant du texte, que la littérature des trouvères ne peut rien placer au-dessus de ce conte, sinon le fabliau d’Aucassin et Nicolette et le Roman du comte de Ponthieu. Je vais essayer de donner une simple et rigoureuse analyse de cette charmante publication, sans nullement prétendre à rien garder ici de la délicieuse naïveté de l’original.

Le roi Flore d’Ausai, qui fut bon chevalier et gentilhomme de haut lignage, avait pris pour femme la fille du prince de Brabant ; mais il ne pouvait avoir d’enfans, ce qui le contrariait beaucoup, et pour se distraire il courait les tournois. Dans la marche de Flandre et de Hainaut demeurait aussi un seigneur, grand amateur de passes d’armes et père de la plus belle demoiselle qui fût en tout le pays. Mais les joutes l’occupaient seules, et il ne songeait point à marier sa fille. Sa femme le lui reprochait souvent, et elle dit à l’écuyer de son mari, qui s’appelait Robin, d’en faire comme elle des plaintes à son maître. Le seigneur répondit qu’il voulait bien marier sa fille,

  1. vol. in-12, publié par M. Francisque Michel, chez Techener, place du Louvre, 12.