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qu’on pourrait noter, et dans lesquels l’auteur sacrifie dix vers pour amener un mot ; là où la tradition veut qu’on cherche l’effet, elle n’en produit pas la plupart du temps. Si elle excite l’enthousiasme, c’est en disant les vers les plus simples, souvent les moins saillans, et aux endroits où l’on s’y attend le moins. Dans Tancrède, par exemple, lorsque Aménaïde, accusée par son amant, s’écrie ;

Il devait présumer qu’il était impossible
Que jamais je trahisse un si noble lien.

Il est certainement difficile de trouver deux vers plus ordinaires, on peut même dire plus prosaïques. Ils sont au milieu d’une tirade, et par conséquent n’appellent point l’attention. Cependant, quand Mlle Rachel les prononce, un frémissement électrique court par toute la salle, et les applaudissemens éclatent de toutes parts.

On peut juger par cet exemple du talent particulier de la jeune artiste, car ces deux vers, tout faibles qu’ils sont, n’en expriment pas moins un sentiment vrai, l’indignation d’une ame loyale qui se voit injustement soupçonnée ; ce sentiment suffit à Mlle Rachel ; elle s’en empare, et elle le rend avec tant de justesse et d’énergie que ce seul mot d’impossible devient sublime dans sa bouche. Et encore, dans le rôle d’Hermione :

Je percerai ce cœur que je n’ai pu toucher.

Pour quiconque l’a entendue et sait le prix de la vérité, l’accent qu’elle donne à ce vers, qui n’est pas bien remarquable non plus, est une chose incompréhensible dans une si jeune fille ; car ce qui va au cœur vient du cœur ; ceux qui en manquent peuvent seuls le contester ; et où a-t-elle appris le secret d’une émotion si forte et si juste ? Ni leçons, ni conseils, ni études, ne peuvent rien produire de semblable. Qu’une femme de trente ans, exaltée et connaissant l’amour, put trouver un accent pareil dans un moment d’inspiration, il faudrait encore s’étonner ; mais que répondre quand l’artiste a seize ans ?

J’ai choisi deux exemples au hasard, tels que ma mémoire me les a fournis ; j’en aurais pu citer cent autres qui seraient autant de preuves concluantes. Il faut nécessairement reconnaître là une faculté divinatrice, inexplicable, qui trompe tous les calculs, et qui ressemble à ce qu’on appelle une révélation. Tel est le caractère du génie ; il ne faut pas craindre ici de prononcer ce mot, car il est juste. Mlle Rachel n’a pas un talent consommé, il s’en faut même de beaucoup, et cela lui reste à acquérir ; elle a besoin d’étudier ; mais on