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vigilant, il aperçoit le danger, il le signale à son ami, à celui qu’il chérit comme son enfant ; mais il est indulgent pour les fautes qu’il a prévues. Résolu à sauver Desgrieux, il poursuit sans relâche, sans découragement, cette tâche difficile. Chacun de ses reproches est accompagné d’un conseil et d’un service. Si Desgrieux pouvait être sauvé, Tiberge le sauverait certainement ; car ce modèle incomparable d’amitié fait des efforts inouis pour tirer de l’abîme l’amant de Manon. Mais il manque au chevalier, pour échapper à sa ruine, un auxiliaire indispensable, la faculté de se gouverner. Il est vrai que s’il possédait cette faculté précieuse, il abandonnerait Manon dès qu’elle s’avilit ; et dès-lors le roman de Prévost deviendrait impossible.

La composition de ce livre a cela de singulier qu’elle est excellente, et qu’elle paraît cependant presque fortuite. L’art de l’auteur est tellement voilé, que la prévoyance et la volonté ne semblent jamais intervenir dans l’invention et l’ordonnance des incidens. Il règne, dans toutes les pages de cette histoire, un naturel si parfait, une simplicité si touchante, que l’auteur paraît transcrire ses souvenirs plutôt qu’inventer. Il est possible en effet que le fond de Manon Lescaut soit vrai et que Prévost se soit borné à changer les noms, à transposer quelques détails, dans l’unique dessein de dérouler la malignité. Mais n’eût-il, en racontant cette histoire, rempli que le rôle de greffier, il mériterait encore notre admiration par le choix même de la tâche qu’il s’est imposée ; car inventée ou trouvée, librement conçue ou fidèlement transcrite, cette histoire est pleine de charme et de vérité. Les premiers jours que Desgrieux passe près de Manon, sa confiance, sa sécurité, préparent très habilement les épreuves qu’il doit traverser avant de toucher le fond de l’abîme. Dès les premières pages, le lecteur pressent que Manon tient dans ses mains la destinée entière de Desgrieux. Elle s’est donnée à lui dès qu’il lui a parlé de son amour, et Desgrieux, malgré la rapidité inespérée de sa victoire, chérit et vénère Manon comme la plus chaste et la plus pure de toutes les femmes. Il est heureux de la voir, heureux de l’entendre ; il met aux pieds de sa maîtresse toute sa vie, toute sa volonté. Les caprices de Manon sont pour lui des commandemens ; il obéit sans se demander une seule fois s’il a raison d’obéir. L’amour ainsi conçu touche de près à la folie, car il paralyse, il anéantit toutes les facultés. Esclave de Manon, Desgrieux ne peut rien faire pour elle ou pour lui-même. L’oisiveté lui devient un devoir, puisque le travail l’éloignerait de Manon, ou du moins ne permet-