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POÈTES ET ROMANCIERS FRANÇAIS.

frapper à sa porte, du moins il ne se dégrade pas. Il est faible, il est aveugle, il pourra se repentir de sa faiblesse et de son aveuglement, mais il n’aura pas à rougir. Il faut sans doute regretter que Prévost, pour montrer jusqu’où peut aller l’égarement de la passion, ait prêté à ses deux héros quelques menues escroqueries. Toutefois il ne faut pas oublier que les mœurs du XVIIIe siècle étaient moins sévères que les nôtres, et que la plupart des hommes n’ont sur le juste et l’injuste que les opinions de leur temps. D’ailleurs le chevalier Desgrieux, en trichant au jeu, en devenant le complice de Manon, en l’aidant à tromper les financiers libertins dont elle veut saigner la bourse, demeure fidèle au mobile de toute sa vie. Il ne voit de bonheur que dans la possession de Manon, et il s’avilit pour ne pas la perdre, comme elle s’avilissait dans l’espérance de le retrouver. Ainsi, tout en reconnaissant que le chevalier Desgrieux, dégradé aux yeux du lecteur, n’inspire plus le même intérêt que le chevalier Desgrieux entraîné vers Manon par une passion irrésistible, nous sommes forcé d’avouer que Prévost a tiré de la dégradation de son héros un parti merveilleux. Il insiste si franchement sur les causes qui amènent le chevalier à violer les lois de la probité, il a décrit si bien la pente insensible par laquelle l’amant de Manon arrive, presque à son insu, au mépris de tous les droits, que son héros, tout en perdant notre estime, conserve encore notre sympathie. L’auteur, en racontant cette crise, montre une réserve dont nous devons lui savoir gré. Entraîné par le charme de son récit, séduit comme un lecteur de vingt ans par la passion insensée dont il suit les développemens, il nous laisse entrevoir plusieurs pensées qui perdraient peut-être beaucoup en se révélant sous une forme plus précise. Qui sait si le chevalier Desgrieux ne se décide pas à devenir le complice de Manon pour perdre le droit de la mépriser ? Qui sait s’il ne renonce pas à la probité pour rendre plus facile le retour de l’infidèle ? Manon reviendrait-elle à lui s’il ne consentait à partager les fautes qu’elle se reproche ? Prévost n’a pas pris la peine d’affirmer l’existence des sentimens que nous indiquons. Il a craint sans doute d’affaiblir l’intérêt poétique de son récit en poussant trop loin l’analyse du cœur de Desgrieux. Nous croyons qu’il a bien fait de se fier à la sagacité du lecteur.

La lutte de Manon et du chevalier suffisait certainement à défrayer le récit de Prévost. Toutefois le personnage de Tiberge est une heureuse création. Il faut remonter jusqu’aux biographies de Plutarque pour trouver le type de cette amitié inébranlable. Tiberge est placé près de Desgrieux comme le modèle accompli de la vertu. Conseiller